Site naufrageur, épave et paysage

Vue du site archéologique par drône.  © J. -M. Corbellini, 2017 ; PCR Épaves et naufrages
Vue du site archéologique par drône. © J. -M. Corbellini, 2017 ; PCR Épaves et naufrages

Quand un naufrage en Loire se fait source pour l’histoire d’un territoire nautique en mouvement.

Naufrage en Loire !

L’ensemble de cette recherche fera l’objet d’une publication dans un numéro hors-série de la Revue archéologique du Centre de la France (RACF) prévue pour 2020.

Plan ancien ; en 1755, mention du port de Langeais sur la rive gauche ; carte du cours de la Loire depuis Coulanges jusqu’au Pont de Cé. © D.R.
Chaland de Loire transportant du vin de l’embouchure de la Loire jusqu’à Pont-de-Cé. Source: Wikimedia ; Le chaland La Fillonnerie sur ancredeloire.ouvaton.com/ Auteur inconnu XVIIIe s.

Orléans, mars 1795 : le chaland conduit par le marinier Poismule venant de Cosne ou de Nevers fait escale sur le port afin de prendre une nouvelle cargaison. Sur les quais, Poismule reçoit sa lettre de voiture d’un marchand : une caisse de savon, du tabac en corde dans des paniers d’osier, des barils de fer blanc, deux ballots de musique et d’estampes, des paniers contenant des pots de faïence, une caisse de mercerie et de parfumerie complètent sa cargaison militaire. Lourdement chargé, le bateau descend à gré d’eau la Loire avec six autres bateaux. Direction Nantes. Arrivé à proximité de Langeais, le deuxième bateau, le tirot, heurte un clayonnage et « coule à fond le 15 ventôse an 3 de la République ». Des témoins assistent à la scène, donnent leur témoignage lors du procès-verbal d’avarie. Poismulle déclare que le naufrage est dû à un fort coup de vent de sud-ouest qui a jeté le train sur un battis de pieux, alors recouvert d’eau ; il n’a rien pu faire contre, le tirot a coulé malgré la peine que lui et son équipe se sont donnés et bien qu’ils aient jeté l’ancre à l’eau.
Neuf jours plus tard, on dresse le procès-verbal de reconnaissance, qui renseigne sur la récupération de la cargaison et sur ce qui n’a pu être récupéré. Le chaland est laissé sur place ainsi qu’une partie de la cargaison (les boulets, les caissons d’artillerie, vingt roues et des planches de cuivre, cinq barils de fer blanc, trois paniers de faïence ainsi que des pots de parfumeurs, …). Les autres bateaux ont sans doute poursuivi leur chemin vers Nantes.

L’épave immobile

Langeais, le fleuve et le site naufrageur. @DSA ENSAVT Marne-la-Vallée.

Le chaland abandonné forme obstacle, les sédiments s’amassent, provoquent une langue de sable, formant rapidement une île. L’épave se recouvre lentement, les pots de parfumeurs disparaissent sous le sable, les caissons Gribeauval destinés à pacifier la guerre de Vendée restent sous l’eau, fossilisés, conservés, protégés, invisibles jusqu’en 2013.
À cette date, des travaux sous le pont de Langeais perturbent le cours du fleuve. Le lit s’incise, le sable se déplace, le courant lèche l’épave. Été 2013, les membrures du chaland de Poismule ressurgissent, les caissons d’artillerie attirent l’œil, les boulets intriguent. La déclaration du site archéologique suit deux ans après. L’expertise en août 2015 suivie de la fouille programmée sont intégrées au sein du programme collectif de recherches « Épaves et naufrages en Loire ».

Le site archéologique

Archéologues sur le site de Langeais. Préparation du marquage des bois. Briefing avant la plongée. © A. Eeckman. PCR Épaves et naufrages, 2017.
L’épave immergée. Virginie Serna observe une roue de caisse à munitions. © Ph Jugé ; PCR Épaves et naufrages.

L’intervention archéologique (2015-2018) porte sur toute l’emprise du site de naufrage qui s’étend sur 900 m de long dans le chenal actif de la Loire. Le site est en train de se détruire, les pièces du bateau encore en place, relevées, dessinées, se déconnectent en 2016, disparaissent en 2017. Pour autant, l’épave et son architecture sont comprises. Il s’agit d’un grand chaland de Loire, de 25 m de long, construit en bois et à clin, un bateau usé jusqu’à la sole, montrant des traces de réparation, de palatrage, sur sa coque.
Cette découverte archéologique incite à mener une réflexion sur la définition de site naufrageur qui rend compte d’une histoire plus vaste intégrant les activités humaines dans une histoire de la constitution des paysages ligériens. En partant du naufrage d’un bateau marchand à la fin du XVIIIe siècle, le récit permet de retracer le parcours des artefacts, la circulation marchande, l’aménagement du territoire et sa technicité, l’évolution des paysages ligériens…

Schéma des vestiges de l’épave de Langeais ; relevé topographique de l’épave du Bel-Air. © Langeais, PCR Épaves et naufrages ; DOA P. Thonniet, Citeres-Lat, 2017

« Évènement aléatoire et fortuit, entraînant des dommages », le naufrage témoigne d’un dysfonctionnement de la navigation. Sa matérialité archéologique (le site naufrageur), son témoignage architectural (l’épave), sa relation et sa narration (les pièces d’archives que sont les procès-verbaux), sa valeur dramatique et anthropologique en font un évènement marquant. Au-delà de l’erreur humaine et des conditions de navigation, le naufrage permet d’approcher ce que G. Le Bouëdec appelle « le processus cumulatif » qui mène au naufrage.
Conséquences, souvent, de la mise en place de nouveaux équipements de la rivière (duit, chevrette, clayonnage, …), la carte des sites naufrageurs permet une lecture en creux de la rivière aménagée. L’inventaire des naufrages révèle ainsi, dans une double vision, la topographie des ouvrages naufrageurs, nouveaux objets dans l’espace cognitif du batelier. Pont récemment construit, pêcheries non étêtées, berges fraîchement aménagées sont autant d’amers dont l’alignement n’est pas toujours identifié par les mariniers aguerris. Toute nouvelle création, ouvrage d’art ou langue de sable, non déchiffrée par le batelier, peut provoquer une erreur de navigation. Ainsi, le naufrage, dans une lecture en parallèle du drame humain, est un témoignage d’une rivière en train de s’équiper, d’un paysage en train de se modifier, d’une dynamique fluviale en train de se métamorphoser.
L’épave raconte, par un processus inversé, la navigation du fleuve, l’espace de circulation des chalands, des ports au quai en passant par le lit mineur et ses îles.

Le site naufrageur, élément de l’anthroposystème fluvial

Le bateau naufragé s’inscrit dans le fleuve, il entre en paysage et « dès lors, les vestiges du bateau acquièrent un nouveau statut, celui d’un élément actif d’un « anthroposystème fluvial » (Rieth, in Serna 2010 : 65-67). Le site naufrageur questionne la dynamique fluviale, l’identité du bateau et son passage de « structure architecturale flottante, […] à épave, source archéologique première de l’archéologie navale » (Rieth 2016 : 57). Le site naufrageur témoigne ; il est lieu de dépôt d’objets meubles devenus immobiles, puis de nouveau mobiles, agents des dynamiques fluviales contemporaines et survivance de systèmes économiques disparus.
Inscrit en zone ZNIEFF et Natura 2000, propriété, en partie, du conservatoire des espaces naturels, situé dans le PNR Loire-Anjou-Touraine, domaine public fluvial, patrimoine mondial de l’Unesco, ce kilomètre-là, est soumis à un régime d’autorisation imposant et pluriel. Le montage de l’opération archéologique, l’écriture du dossier « Incidences », les exigences écologiques (respect calendaire des périodes de nidification, gestes archéologiques assujettis à la Loi sur l’eau (interdiction de « divagation »), l’identification obligatoire des espèces protégés (éponges lacustres -Spongilla lacustris- et moules bivalves) et leur comptage, nous ont engagés dans des démarches nouvelles. Cet apprentissage, véritable école d’un nouveau regard à porter sur ce territoire de l’eau, loin de nous soustraire aux objectifs premiers du PCR (le naufrage et ses temporalités) a considérablement enrichi notre réflexion. Le site ainsi replacé au sein d’un anthroposystème et d’un écosystème, fait paysage.
Site témoin permettant d’analyser les destructions, altérations acceptables et acceptées par le regard des riverains, offrant une lecture d’un état fragmentaire des vestiges et de la déconnexion architecturale, il pose les questions du changement d’identités architecturales, des modifications paysagères, de l’entrée des épaves dans un écosystème forgeant ainsi le principe de boucle patrimoniale culturelle et naturelle.