Le métier d’architecte des bâtiments de France : vingt ans d’expérience dans le Marais 1/2

Zoom du plan de sauvegarde et de mise en valeur révisé du Marais.  ©Cabinet Blanc-Duché
Zoom du plan de sauvegarde et de mise en valeur révisé du Marais. ©Cabinet Blanc-Duché

Nommée architecte des bâtiments de France en 1999 à Paris, j’ai été chargée notamment des IIIe et IVe arrondissements.
Passer vingt ans à m’occuper patrimonialement parlant de ce quartier, en accompagnant sa croissance, sa modification, voir l’amplification de sa « gentrification » fut une expérience quasi charnelle.

Derrière chaque adresse se cache un projet partagé avec un demandeur, une impression douce ou amère parfois teintée de joies, ou de regrets… Ce travail sur chaque projet crée un atlas très personnel, entièrement volatile, lié exclusivement à mon expérience qui passera avec moi, laissant cependant quelques traces… C’est ce que je vais tenter de développer.

Il faut préciser que j’ai abordé ce nouveau poste avec deux idées fortes :

  • un profond respect pour le patrimoine, ce qui va de soi ; avec, devant moi, un panel de constructions, allant de bâtiments que je qualifie de « référence » comme les grands hôtels du XVIIe siècle, jusqu’à cette échelle modeste formant le tissu urbain qui constitue pour moi « la chair du quartier »,
  • une grande estime teintée souvent d’admiration pour les architectes qui s’y attaquent et qui ont ce courage, même si c’est avec un bonheur inégal.
    Les exemples que j’ai retenus et que je décris ci-après auront été pour moi le lieu d’un échange que j’ai voulu libre pour que ces professionnels s’expriment en donnant sa chance à l’architecture contemporaine.

Il y a eu souvent ce moment, que ce soit dans mon bureau, mais plus souvent sur le site, où je sentais l’architecte ou le maître d’ouvrage « comprendre » la valeur patrimoniale de ce qu’ils avaient sous les yeux. Certains semblaient même ressentir ce que leur lointain prédécesseur avait voulu fabriquer, et je voyais le respect pour l’œuvre naître sous mes yeux…
Rien que pour ces moments-là, je pense qu’être ABF est un métier formidable, nous sommes des « passeurs ». Avec ce regard-là, mes préoccupations liées à l’œuvre ancienne et à sa mutation projetée pouvaient être partagées et pouvaient dépasser le cadre réglementaire. Plus largement, le regard que nous portons sur notre patrimoine évolue avec lui.

Cour d’honneur restaurée de l’hôtel Voysin, 80 rue de Turenne. © Bertand Montchecourt.

On n’instruit pas les dossiers de la même manière aujourd’hui qu’à la fin du siècle dernier. Je vais tenter de l’expliquer à la faveur d’exemples visibles par tout un chacun. Tout d’abord, en donnant quelques clés pour comprendre les outils de gestion du secteur sauvegardé du Marais et en choisissant quelques-unes des innombrables interventions urbaines sur ce tissu urbain emblématique que j’ai eu la chance d’accompagner.

Étalées sur vingt ans, elles feront toucher du doigt à quel point l’organisation de notre service a évolué. Il a particulièrement changé à Paris puisque Jean-Marc Blanchecotte, son chef depuis 1998, a regroupé en avril 2000 le service qui était éclaté en six lieux. Et donc, tous les ABF se sont retrouvés Passage Dauphine, dans le VIe arrondissement, ce qui était une première dans la capitale. C’était une opportunité unique permettant l’échange, développant une autre énergie face à la Ville de Paris. C’était un lieu de travail atypique proche de la rue Bonaparte ; beaucoup de confrères appréciaient de revenir dans ce quartier qui - lui aussi- a beaucoup changé.
Arrivée à l’hôtel de Sully en janvier 1999, partageant un magnifique bureau avec ma consœur Sophie Semblât-Wahlain, l’exercice de ce métier, entourée de rares mais précieux collaborateurs, était classique. La réception des pétitionnaires et les visites sur place, c’est à dire à une portée d’arquebuse de mon bureau, l’instruction des piles de dossiers rythmaient mes journées. Des réunions hebdomadaires avec l’ensemble des consœurs et confrères dans un algéco, au Louvre, au pied de l’arc de Triomphe du Carrousel… Mais aussi, des réunions mensuelles que nous appelions pompeusement la « Commission du Marais », différente de la Commission locale puisque le PSMV était approuvé, pour les problèmes plus complexes que soulevaient les projets dans le Secteur sauvegardé du Marais créé en 1964, approuvé en 1996. En effet, en 1999, le plan de sauvegarde paraissait déjà décalé voire obsolète par rapport aux questions posées.

Aussi, avec l’inspecteur des Monuments historiques Benjamin Mouton, Jean-François Lagneau, ACMH du Marais, Caroline Piel, conservateur des MH, Christian Prevost-Marcilhacy, inspecteur général et, bien sûr, les ABF qui se sont succédés sur l’autre Secteur Sauvegardé (Sophie Delecroix, Philippe Cieren et Stéphanie Celle) et Jean-Marc Blanchecotte, nous abordions collégialement ces différentes questions, que ce soit dans le Secteur sauvegardé du VIIe ou dans celui du Marais.
Elles étaient récurrentes en centre ancien et la capitale n’échappe pas à cette règle. Par ailleurs, la pression foncière de ce quartier ancien et central de la capitale est un facteur non négligeable en raison du coût au m2 devenu exorbitant de nos jours. Ce descriptif permet de situer le travail de l’ABF, fait de réflexions personnelles nourries par les échanges avec d’autres compétences sur le Patrimoine et, de porter à plusieurs les décisions face aux demandeurs et à la Ville de Paris.
Les exemples qui vont suivre illustreront cette façon de travailler ; ils s’articulent sur trois périodes :

De 1999 à 2008, sous le premier secteur sauvegardé avec la consultation à la demande de la « Commission du Marais ».

L’hôtel de Sauroy au 58 rue Charlot (2008-2018), monument historique inscrit, ou comment les traces d’anciennes toitures sur le pignon mitoyen ont favorisé la restauration du profil original du grand comble à la française.

Plan de couverture projeté, rue de Charlot. © François Bosc, architecte.

Il s’agit de la restauration d’un hôtel du XVIIe siècle appartenant à une même famille qui s’est lancée avec pragmatisme et intelligence dans sa restauration sous la conduite de l’architecte libéral François Bosc. À l’analyse des plans de cet hôtel, entre cour et jardin, de sa charpente et des traces de l’ancienne toiture sur le pignon voisin, il a été possible de refaire le grand comble à la Française sur le corps de logis et l’aile gauche de l’hôtel sur la cour d’honneur.
Par ailleurs, l’étude des menuiseries faites par Claude Landes, spécialiste de croisées de fenêtres de l’ancien régime, a permis, d’une part, de les conserver (présence de têtes de vipère dans les montants et fiches à cinq nœuds sur les dormants…) et, d’autre part, de retrouver leur couleur d’origine, à savoir le blanc cassé.
Ces travaux s’échelonnèrent sur les deux dernières décennies.
La restauration des décors intérieurs du Pavillon à la lanterne et son bow-window, en cœur d’îlot, le premier du genre construit à la fin du règne de Louis XIV sont projetés.

Les travaux sans autorisation au 25 rue au Maire (2000-2015)

Extrait du PSMV de 1996 ; zoom sur le 25 rue au Maire.
25 rue au Maire, cour couverte, avant travaux sans autorisation. © S.Hyafil.

Rien ne vaut une promenade matinale avant neuf heures pour aller voir les travaux en cours et éventuellement ceux qui n’ont pas fait l’objet d’une instruction….
C’est ainsi qu’un beau matin, je constate l’approvisionnement d’un chantier n’ayant fait l’objet d’aucune autorisation : éléments de charpentes, outillages, paxalu, BA13, planches etc… Je me faufile dans le chantier et constate derrière un immeuble de rapport de la fin du XVIIe siècle, tout à fait en fond de parcelle, la construction en cour de mezzanines et de leur cloisonnement, dans un hangar fuyard voué à la démolition au PSMV. Menant l’enquête, avertissant Pierre Aidenbaum, maire du IIIe arrondissement et les services de la Ville de Paris, nous organisons, accompagnés d’un gardien de la paix, quelque chose qu’il faut bien appeler « une descente de police ». Nous découvrons sur place des sans-papiers et des fillettes d’âge scolaire qui fabriquaient des rouleaux de printemps à l’heure de l’école, au milieu des souris qui couraient… Je dresse procès-verbal pour construction de m2 sans autorisation, non-respect du PSMV (article R313 du Code de l’urbanisme). Le propriétaire de la supérette chinoise fut assigné en correctionnelle, en particulier pour le non-paiement de charges sociales de ses employés depuis plus de dix ans et, accessoirement, fut enjoint sous astreinte de démolir ce hangar à la construction fuyarde. Le juge demandait que le propriétaire voit avec moi ce qu’il convenait de construire en fond de parcelle. Ce qui fut fait au bout de dix ans de procédure.

25 rue au Maire, cour couverte, après travaux autorisés . © S.Hyafil.

Démolition du corps central de l’hôtel de Mayenne (2003-2006) au 21 rue Saint-Antoine

Extrait du PSMV de 1996 ; zoom sur l’hôtel de Mayenne
Façade rue de l’hôtel de Mayenne avant et après travaux. © J.F. Lagneau

Ce magnifique hôtel fut construit en 1605, sans doute sur les dessins de Jacques II Androuet du Cerceau, avec des décors créés ultérieurement par Germain Boffrand. Cet hôtel présentait une façade sur la rue Saint-Antoine, alourdie par le rehaussement du mur de clôture entre deux pavillons, et la construction d’un étage complet surmonté d’un comble jusqu’au faîtage des deux pavillons qui le cantonnent, brouillant la lecture de cette référence architecturale du règne d’Henri IV avant celle de la place des Vosges et de l’hôtel de Sully. Cette partie, rajoutée en 1880, pour créer le centre de documentation de l’école des Francs Bourgeois était légendée en jaune au premier secteur sauvegardé. J’ai reçu une demande de restauration de la couverture en shingle en 1999 pour remplacer ce matériau par de l’ardoise, comme sur les pavillons adjacents. Il avait été posé là à dessein, afin de faire comprendre les différentes époques de construction. Autant dire qu’un accord aurait pérennisé cet ajout.
Plusieurs réunions avec l’association de l’école des Francs Bourgeois, qui dirige cet établissement, eurent lieu. Je retraçais devant cette institution le passé de ces différentes constructions et, notamment, les accords datant des années 1980, entre l’association et le ministère de l’Équipement, où plusieurs centaines de m2 avaient été autorisés en fond de parcelle sous réserve que l’école démolisse cette partie du corps central, afin de retrouver la façade d’origine.
Plus de vingt ans plus tard, malgré de nombreuses demandes d’autorisations, non seulement rien n’avait été fait, mais on cherchait à pérenniser cette surélévation en la couvrant avec de l’ardoise.
Je m’y opposais.
S’ensuivit un rapprochement avec le CRMH Dominique Cerclet et la mise au point d’un plan de financement de l’association de l’école des Francs Bourgeois avec la DRAC, travaux dont le dernier volet consistait à démolir ce fameux corps central et restaurer le mur de clôture et les couvertures et pignons des deux pavillons. De nombreuses années passèrent, les façades de la cour d’honneur d’abord, puis sur le jardin ensuite, furent restaurées. Puis, arriva un jour sur mon bureau le permis de démolir du fameux corps central, déposé par J.F. Lagneau, ACMH chargé de l’opération.
Ce permis fut instruit dans l’heure.
Quel ne fut pas mon étonnement d’apprendre que la Commission du Vieux Paris, association émanant de la Ville, créée sous le baron Haussmann pour s’opposer aux démolitions intempestives, s’opposait à cette démolition ! Or, pendant toute la durée du XXe siècle, cette association fut interrogée à onze reprises à propos de différents travaux sur l’hôtel de Mayenne et, onze fois, elle a rappelé la nécessité de démolir cette adjonction. Et là, elle s’opposait précisément à la démolition qu’elle avait préconisée pendant tout un siècle. Par ailleurs, des associations de défense du Patrimoine disaient qu’il fallait conserver cette stratification de l’histoire.
En effet, cette ingéniosité à surélever nos bâtiments, très en vogue actuellement, ne date pas d’aujourd’hui et fait œuvre parfois de Patrimoine, c’est la fameuse légende du « gris moyen » dans les PSMV qui protège ces stratifications de l’histoire.
Alors, que choisir ? L’œuvre présumée de Jacques II Androuet du Cerceau ou cette surélévation hâtive reliant les deux pavillons qui cantonnent le porche, construite assez maladroitement, comme on le verra.
Un arbitrage fut organisé entre les différents services de la Ville. Finalement, cette dernière autorisa la démolition.
Lors de la démolition, la charpente, où plutôt les tasseaux qui « portaient la couverture » furent mis au grand jour.
Je ne reçus aucune critique…

Restauration de l’hôtel de Montgelas au 62 rue des Archives (2004-2006) ou la renaissance de la typologie et des couleurs du XVIIIe siècle

Extrait du PSMV de 1996 ; zoom sur l’hôtel de Montgelas.
Hôtel de Montgelas, façade cour avant travaux. © D.R.

Le musée de la Chasse et de la Nature, installé dans l’hôtel de Guénégaud construit par François Mansard, fait l’acquisition en 2004 de l’hôtel de Montgelas son voisin, pour s’agrandir en créant sa nouvelle entrée par le porche de cet hôtel et accueillir des expositions temporaires. Le PSMV indique que l’hôtel est à conserver/restaurer et doit démolir les constructions parasites qui occupent une bonne moitié de la cour. Antoine Jouve, architecte du Patrimoine entame un bilan sanitaire de l’ensemble du bâtiment et effectue des sondages tous azimuts pour connaître l’histoire de l’édifice. Plusieurs grands noms de l’architecture y auraient travaillé comme Robert de Cotte. Au XXe siècle, la Guilde des orfèvres s’y installe. Les constructions parasites masquent la façade principale de l’hôtel. Leur démolition révèlera une composition XVIIIe avec un corps central surmonté d’un fronton.

Hôtel de Montgelas, façade cour avant travaux. © Caroline Rose

Après avoir décrouté les différentes couches d’enduits, un grand appareil de pierre de Saint-Leu et Saint-Maximin apparaît, usage très classique dans le quartier. Les sondages de la façade jardin furent une surprise : sous un enduit à faux joints, évoquant un appareil de pierre de taille, comme celui de la façade sur cour, un appareil « brique et pierre » XVIIe en mauvais état est apparu. Le travail avec « la Commission du Marais » fut de choisir quelle époque restaurer.
Ce fut le traitement de façade XVIIIe qui fut préféré, car globalement il était mieux renseigné quant à la présentation des deux façades et plus homogène avec ses fenêtres anciennes : il en restait trois d’origine, présentant des traces d’un bleu de perse. Par ailleurs, l’attique, rajouté sur le bâtiment rue, fut remplacé par un comble brisé pour y accueillir tout le système d’air conditionné. Ainsi, on a retrouvé l’élévation que montre du plan Turgot sur la rue, soit un R+1+C. Ce qui fut restauré au printemps 2006, comme la façade jardin du XVIIIe. Ces exemples sont l’application pleine du premier PSMV, avec une négociation menée au fil du chantier et des découvertes.

L’îlot Saint Gilles (2005/2007) ou la nécessité de réviser le PSMV

Extrait du PSMV de 1996; zoom sur l’îlot Saint-Gilles.
La grande cour de l’îlot Saint-Gilles avant travaux. ©Cabinet Blanc-Duché.

Le cabinet Blanc-Duché me consulte très en amont du dépôt de permis de construire pour réaliser cent logements sociaux dont trente logements très sociaux, avec le confrère Sami Tabet, et des locaux d’activités.
La lecture du PSMV s’impose.

Derrière l’hôtel du XVIIIe siècle, la parcelle s’étend en profondeur, à la limite intérieure de l’enceinte Charles V (boulevard Beaumarchais). Légendés en jaune, tous les bâtiments bas, occupant le milieu de la grande cour de type industriel, devaient être démolis. Les architectes défendent ardemment leur préservation s’appuyant sur 2 arguments.
La légende du PSMV indique : « bâtiment dont la démolition pourra être imposée à des fins de mise en valeur ou en raison de leur vétusté à la différence de la légende nationale qui ajoute à la démolition la mention « pourra être modifié ». Mais la « culture » des architectes des bâtiments de France depuis l’application du Plan de sauvegarde du Marais avait été en faveur du curetage, et non d’éventuelles modifications, comme l’indique la légende nationale.
En effet, c’est une spécificité du Marais.
Un des objectifs de ce premier secteur sauvegardé, ne l’oublions pas, était la lutte contre l’insalubrité, la dédensification au profit du rétablissement de cours ou de jardins, dégageant les rez-de-chaussée des hôtels des XVIIe et XVIIIe siècle.
Or, l’îlot Saint-Gilles présente la typologie d’une cour industrielle de faubourg, comme celles du faubourg Saint-Antoine, et non pas celle décrite plus haut ; la cour possède une tout autre échelle que celle du tissu urbain du Marais. Derrière l’hôtel du début du XVIIIe siècle, elle est beaucoup plus vaste que la plupart des plus grandes cours du quartier. Et l’organisation spatiale des bâtiments d’activité s’articule sur une clôture médiane, hiérarchisant le passage à l’est, et une série de petites cours à l’ouest, propres à chacun des bâtiments d’activité.
Nos divergences furent d’ordre réglementaire, au-delà des convergences spatiales qui s’accordaient avec le programme… (fichier DUCHE) Elles nécessitèrent la consultation de la Commission nationale du Secteur sauvegardé qui n’avait pas été consultée depuis son approbation en août 1996. Le parti des architectes, mettant le doigt sur les limites du règlement du PSMV, mirent en lumière l’obsolescence de ce plan d’urbanisme et constitua un départ à la réflexion de sa mise en révision.
Leur parti fut accepté par la Commission nationale.

La grande cour de l’îlot Saint-Gilles après travaux. © Cabinet Blanc-Duché.

Les petits bâtiments furent réhabilités et sont occupés par différentes activités comme un centre d’accueil de jour pour des enfants atteints d’autisme, cinq hébergements de nuit, des locaux liés à l’événementiel, le design et la mode, reflet actuel de l’activité économique du Marais. Des surélévations ponctuelles des bâtiments XIXe adossés aux pignons mitoyens plus hauts furent acceptées. Le passage pavé avec ses catalpas au centre fut recalé dans son gabarit d’origine, avec son caniveau.

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