Introduction

Le chevet de l’abbatiale de l’abbaye de Lessay (Manche). © Ji-Elle , source Wikipédia.
Le chevet de l’abbatiale de l’abbaye de Lessay (Manche). © Ji-Elle , source Wikipédia.

L’inventeur du concept de lacune est Cesare Brandi (1906-88), philosophe, historien de l’art, théoricien de la restauration des œuvres d’art et fondateur de l’Institut central de restauration de Rome.

*Il identifie la lacune comme « interruption du tissu figuratif », qui peut avoir une forme, une couleur, et précise qu’« à la mutilation de l’image s’ajoute unedévaluation intrinsèque de celle-ci dont souffrent aussi les parties intactes. »
Puis, il recherche une réponse au problème :
« d’abord avec la teinte neutre, on a cherché à diminuer l’importance de la lacune et à la mettre en sourdine… Cette solution était honnête mais empirique et insuffisante… Au contraire,
la solution par laquelle la continuité figurative du contexte pictural est reconstituée, solution qui devrait toujours être repérable à l’œil nu, est similaire à un ou plusieurs mots entre parenthèses avec lesquels la philologie littéraire propose de rétablir la continuité du sens* dans un texte mutilé. »

L’objectif est donc d’apporter une solution qui rende à l’œuvre sa continuité, son unité perdue, satisfaisante du point de vue esthétique, sans toutefois qu’il y ait d’ambiguïté sur les parties authentiques conservées, ni sur l’origine et la nature du complément qui doit rester lisible. Tout réside dans la qualité de la réalisation, la finesse de l’interprétation de ce qui peut, au premier abord, apparaître comme des conditions contradictoires.
L’identification de ce principe de discontinuité ou de manque ponctuel comme lieu d’intervention, lieu de projet pour le restaurateur, s’applique à la peinture, mais aussi à l’architecture, l’interruption du tissu figuratif s’appliquant à la forme architecturale, avec une dimension complémentaire qui concerne la conservation de l’œuvre exposée aux vicissitudes du climat, après qu’elle ait parfois subi des destructions ou des mutilations qui ont pu affecter sa stabilité… ce champ touche toutes les parties des édifices, d’abord de l’enveloppe, façades, toitures, et son décor, statuaire, modénature, revêtements, vitraux ou menuiseries, mais aussi des intérieurs, charpentes visibles ou non, lambris, sols, décors peints.

Les causes de ces lacunes sont diverses :

  • L’inachèvement d’un bâtiment lié à l’abandon d’un programme, au manque de moyens…
  • La transformation d’un bâtiment, au cours de son histoire, par addition ou suppression d’une partie, pour en construire une autre qui peut s’avérer d’intérêt moindre, ou même nuire à l’équilibre de l’œuvre initiale ; ces cas d’altérations, plus ou moins importantes, de la forme architecturale caractérisent de façon courante les monuments historiques et peuvent être interprétés de façons très diverses selon la prééminence donnée à des considérations relevant de l’histoire ou de l’art, selon que leurs auteurs sont connus ou non.
  • La destruction brutale, partielle (mutilations) ou totale d’un bâtiment ou d’un site urbain, liée à des actes de guerre ou à un acte idéologique dont le but est d’effacer l’autre, les symboles de sa puissance ou de sa culture, de son appartenance religieuse ou ethnique ; les exemples de ce type parsèment l’histoire et ses conflits permanents : les centres-villes dévastés et leurs monuments détruits par les bombardements, l’iconoclasme des guerres de religion ou des révolutions
  • La destruction du fait d’un accident ou d’un évènement naturel : tremblement de terre, incendie… La disparition progressive du fait de l’exposition aux intempéries, qui affectent notamment les ruines monumentales de toutes époques.
Vue générale prise du côté de la nouvelle sacristie, d’après une épreuve photographique de M. Blanc, en 1852. © Commons.Wikimedia.

Les lacunes en architecture ont donc des origines et des significations différentes qui ne susciteront pas forcément les mêmes réponses, selon l’époque et la culture des hommes qui les considèrent et selon le sens qu’ils voudront donner à leur projet. Des choix d’intervention différents, parfois opposés, peuvent être envisagés. Deux principales attitudes sont identifiables : la première favorisant l’atténuation ou la suppression de la lacune pour rétablir la forme initiale du monument, la seconde affirmant au contraire la lacune comme élément constitutif du projet de restauration, ce complément se caractérisant alors le plus souvent par une écriture en rupture formelle avec son contexte.
La première attitude est la restitution, la reconstruction « à l’identique » des parties détruites
, rétablissant la matérialité de la mémoire effacée. Il s’agit de reconstruire « à l’identique » l’élément disparu, en se basant sur le remontage des éléments conservés et en les complétant selon les modèles existants. Elle a plutôt concerné des cas relevant d’une problématique de reconstruction d’ensembles architecturaux ou urbains en grande partie disparus.

Ce type d’intervention est en quelque sorte une évolution de la restauration envisagée comme retour à un état antérieur connu, ou parfois supposé, dégradé ou transformé au cours de l’histoire, attitude que les restaurateurs de peinture identifient comme « illusionniste », ou que les italiens ont appelée « restauration stylistique ». C’est ce qu’a réalisé Viollet le Duc à Notre-Dame de Paris en restituant l’état médiéval du portail central dont il a rétabli le tympan et le trumeau démontés par Soufflot au XVIIIe siècle, ou à Saint-Sernin de Toulouse en supprimant les surélévations post-romanes qui avaient défiguré la composition et dégradé la rationalité de l’architecture initiale. C’est aussi ce qu’on pourrait assimiler à une sorte de réécriture du monument, et qu’expose encore Viollet-le-Duc en affirmant que « restaurer un édifice, … c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné», chose qu’il a mise en œuvre à Notre-Dame de Paris. Parmi les autres exemples emblématiques, on doit citer le campanile de la Place Saint-Marc à Venise, qui au-delà de l’architecture, a un rôle urbain essentiel et qui fut reconstruit « com’era, dov’era », comme il était, où il était, après son effondrement en 1902. Parmi les cas exemplaires, il faut aussi citer la reconstruction (anastylose) de l’église abbatiale de Lessay en France (Yves-Marie Froidevaux), et plus récemment celle de la Frauenkirche à Dresde, qui s’affichait comme une opposition au choix de reconstruire la ville détruite de façon contemporaine. En ce qui concerne les lacunes à l’échelle urbaine, on peut citer le centre historique de Varsovie, reconstruit sur ses soubassements, au plus près de ce qui existait avant.

La Frauenkirche, à Dresde, en Allemagne. © CEphoto, Uwe Aranas, source Wikipédia.

La « restauration stylistique » a trouvé avec John Ruskin, Camillo Boïto, puis au XXe siècle, avec Cesare Brandi, des opposants, dès les premières grandes restaurations du XIXe siècle. Leurs arguments principaux sont le risque du « Faux en histoire » et de la perte d’authenticité de l’œuvre… encore plus difficiles à déceler quand la reconstruction aura pris la patine du temps. Brandi identifiera aussi le risque lié à la subjectivité de la restauration, précisant que « la copie, l’imitation ou la falsification reflètent la situation culturelle du moment dans lequel ils sont produits et possèdent une double historicité par le fait d’être exécutés à un à un moment donné et de témoigner, même par inadvertance, du goût et de la mode de cette période ».

Cela renvoie à la nécessité d’identification de l’intervention de restauration, mais dont la réalisation ne doit pas nuire à l’unité de l’œuvre, et aux moyens susceptibles d’être mis en œuvre pour y parvenir : de différenciation subtile du traitement de l’épiderme, le « trattegio » architectural, à l’élaboration d’un degré d’abstraction de la forme reconstruite, suffisamment compatible avec l’existant pour ne pas créer de rupture.

La seconde attitude évite de rétablir l’œuvre dans un état apparemment originel, et la réalisation d’un faux historique, au profit d’un projet plus respectueux de l’authenticité, que les italiens identifient comme « restauration critique ». Elle trouve une résonnance et une opportunité de projet dans la Charte de Venise, qui affirme que la restauration « s’arrête là où commence l’hypothèse » et que «  sur le plan des reconstitutions conjecturales, tout travail de complément reconnu indispensable pour raisons esthétiques ou techniques relève de la composition architecturale et portera la marque de notre temps ».

La lacune est considérée comme élément constitutif, fondateur du projet de restauration.

Ce choix de conserver l’état incomplet ou mutilé de l’architecture d’origine comme base de projet, et de le compléter de façon différente, a trouvé un lieu d’expression dans les contextes issus de destructions d’origine idéologique ou résultant de la guerre, pour commémorer la barbarie comme marque de l’histoire. L’objectif était alors de créer un nouvel état architectural, une nouvelle œuvre et d’éviter de réaliser un faux en histoire.
Les premiers grands exemples représentatifs de cette deuxième attitude sont les restaurations postérieures à la IIe Guerre mondiale dont celles de la cathédrale de Saint-Lô en France (Yves-Marie Froidevaux), de Coventry en Angleterre (Basil Spence) ou, en Allemagne, de la GedächtnisKirche à Berlin (Egon Eiermann). Dans chacun de ces projets, le caractère dramatique de la ruine est déterminant, tant du point de vue du sens que de celui de la forme, pour constituer le nouvel état du monument.
Cette attitude de projet a aussi ses contempteurs. On lui oppose aussi des arguments qui sont le plus souvent la perte de l’image originelle, le risque d’incompatibilité formelle de la greffe, de l’insert contemporain.

La cathédrale de Coventry, en Angleterre, restaurée par l’architecte écossais Basil Spence. © Kevin Croucher, CC BY-SA 2.0 ; source Commons.Wikimedia.

Une troisième voie a toutefois été explorée, qui se rapproche de la recherche de Brandi, c’est à dire d’un traitement de la lacune qui atténue la perte de cohérence de l’œuvre sans être illusionniste. Ces projets relèvent de la « restauration critique » et adoptent une attitude intermédiaire qu’on pourrait qualifier de recherche de dialogue formel entre le complément et l’existant.

À ce groupe appartient la restauration de l’Alte Pynakothek de Münich, réalisée en 1957 par Hans Dollgast, qui a conservé de l’architecture initiale de Leo von Klenze les trames, la géométrie des fenêtres, les rapports plein-vide, mais en la dépouillant de son décor dans une démarche d’abstraction. Plus récemment la restauration du Museum d’Histoire naturelle de Berlin par Diener&Diener, dont le choix de traitement des lacunes a été de conserver intégralement la forme architecturale disparue, mais avec une matérialité différente.

L’Alte Pynakothek de Münich, réalisée en 1957 par Hans Dollgast, en conservant l’architecture initiale de Leo von Klenze. © Rufus46, source Wikipédia.

En tout état de cause, il appartient au restaurateur de prendre position, par le projet, au-delà des questions de conservation, sur celle du traitement de la lacune. Le traitement de la lacune est le lieu du projet dans l’élaboration conceptuelle, le parti de restauration, et plastique, sensible, de l’intervention sur le monument.

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