La Cité Maurice Thorez à Ivry-sur-Seine : réhabilitation d’une architecture contemporaine remarquable 2/2

Construite en 1953 par les architectes Henri et Robert Chevallier, la cité Maurice Thorez est un repère dans le paysage de l’est parisien. Cette cité verticale de quatre cents logements, culminant à soixante mètres, est à la fois représentative de la construction en « traditionnel amélioré » de la Reconstruction et innovante par sa distribution intérieure par coursives et ses plans de logements avec cuisine ouverte équipée de mobilier métallique.

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60 ans d’entretien et de transformations

La cité Maurice Thorez a été labellisée Patrimoine du XXe siècle le 16 décembre 2008, comme à proximité la tour Raspail de Renée Gailhoustet et le centre Jeanne-Hachette de Jean Renaudie. La bonne conservation de l’édifice et de ses abords est notée lors de la labellisation. Le bâtiment a en effet été correctement entretenu par l’OPH, avec des travaux réguliers de maintenance et d’amélioration, abordés principalement sous un angle technique.
Sous la direction du bureau d’études BERIM sont réalisées des améliorations énergétiques successives. Les chaudières à charbon sont ainsi remplacées dès 1968 par deux chaudières mazout d’une puissance de quatre millions de kcal.

En 1987-88, une première réhabilitation importante est menée par l’entreprise Bouygues sous la direction du BERIM. Elle permet le remplacement des chaudières mazout par un raccordement en chauffage urbain, la modernisation des installations électriques, la rénovation des toitures-terrasses avec la mise en place de six centimètres d’isolant, la révision des fenêtres, l’isolation thermique par flocage des plafonds des loggias et des porches, le remplacement d’appareils sanitaires et la rénovation des ascenseurs.

Les ravalements successifs permettent de maintenir une cohérence visuelle globale des façades, malgré les altérations apportées par les locataires, et visibles dès les photos des années 1960 conservées aux archives municipales, non datées précisément, qui montrent des ajouts anarchiques de différents types de stores en bois ou en tissu, de persiennes et volets, et des remises en peinture de certaines loggias.

Un premier ravalement intervient sans doute dès le début des années 1970, pour traiter des éclatements des bandeaux en béton. Un ravalement en 1988/89 donne son aspect actuel au bâtiment, avec les maçonneries peintes couleur crème et des menuiseries et serrureries marron. Les parties communes intérieures sont repeintes à cette occasion. De nouvelles réparations des bétons des façades sont effectuées en 2000.

Des travaux sont entrepris très régulièrement dans les années 2000 : modernisation des ascenseurs, réaménagement des locaux déchets à rdc, remplacement de la plupart des portes extérieures des halls par des modèles antivandales standards, rénovation et isolation des toitures-terrasses, création d’un contrôle d’accès.

Au début des années 2010 se superposent ainsi des dispositions originelles maintenues régulièrement et des composants et des équipements renouvelés une ou deux fois depuis la construction et à nouveau obsolètes ou vétustes.

Dans les logements les modifications sont plus importantes, en raison soit des travaux de rénovation menés avant les remises en location par l’OPH, dont des remplacements d’équipements de production d’eau chaude sanitaire, qui constituent un parc hétéroclite et obsolète, soit des bricolages plus ou moins soignés réalisés par les locataires.
Enfin le recensement des attentes de ses locataires montre à l’OPH des problèmes d’inconfort : infiltrations d’air, phénomène de parois froides, manque d’isolation acoustique.

Le hall du bâtiment A en 2020, Coline Bublex. © Coline Bublex.
La cité en 2020, façades côté Est, Coline Bublex. © Coline Bublex.

Une première réhabilitation globale et patrimoniale

Au début des années 2010, un programme de réhabilitation globale a été initié par l’OPH, qui a lancé en 2014 une consultation de maîtrise d’œuvre pour la réhabilitation de la cité. « Elle vise notamment le confort acoustique et thermique (remplacement des menuiseries, amélioration de l’isolation thermique du bâtiment), amélioration de la VMC, modernisation de la production d’ECS, sécurisation électrique, restructuration de soixante-dix logements et amélioration des parties communes. L’élaboration du programme et la détermination de l’enveloppe financière pourront se poursuivre pendant les études d’avant-projet. Un label HPE rénovation 2009 est visé. La partie de l’enveloppe financière prévisionnelle affectée aux travaux est estimée huit millions d’€uros HT. »1

Contrairement aux travaux des années 1980, confiés à un bureau d’études, la maîtrise d’œuvre est confiée à une équipe comprenant un architecte et des bureaux d’études. Le groupement Équateur (architecte), Altéréa (bureau d’études) et ABC Décibel (acousticien) est désigné pour assurer la maîtrise d’œuvre.

Les phases d’études ont permis de documenter le bâtiment, de le visiter, de réaliser des mesures acoustiques et des sondages des parois, en parallèle du montage financier complexe pour un OPH aux ressources limitées.

Thermographie de la façade nord-ouest, février 2021, Équateur. © Équateur.

Les caractéristiques thermiques de l’existant ont été précisées par des études documentaires, notamment dans les archives de l’OPH, par des sondages dans les façades, et par des études thermiques. Les façades sont ainsi faiblement isolées par les couches de briques creuses et béton de pouzzolane (U=1.78 W/m2.K). Les menuiseries acier simple vitrage sont très déperditives (Uw=6.20 W/m2.K) et non étanches. Les fenêtres représentent ainsi 38 % des déperditions, alors que les murs extérieurs ne comptent que pour 21 %. Les consommations énergétiques annuelles sont ainsi de 196 kWhep/m2.an, dont 67 % de chauffage. Les charges énergétiques sont, en moyenne annuelle, de mille cinq cent quatre-vingt-un €uros par logement. Malgré des dépenses énergétiques importantes, le confort thermique ressenti par les locataires est insatisfaisant. Ceux-ci ont été rencontrés à plusieurs reprises lors de études et ont validé le projet par un vote au printemps 2020.

L’amélioration thermique repose sur un nombre restreint d’interventions, en raison du caractère patrimonial de la cité, qui exclut l’isolation par l’extérieur des façades, et en raison du maintien des locataires dans les logements lors du chantier, ce qui limite les possibilités d’intervention, et notamment d’isolation par l’intérieur.

Des variantes ont ainsi été étudiées tant sur les choix de menuiseries extérieures (simple remplacement des vitrages, pose de survitrages, nouvelles menuiseries en acier ou en aluminium) que sur les systèmes de production d’eau chaude sanitaire (cumulus électrique, chauffe bain gaz, Twido, réseau de chaleur, panneaux solaires, pompe à chaleur, etc) en vérifiant le bilan énergétique ainsi que le coût global pour l’OPH et pour les locataires.

Plusieurs combinaisons d’améliorations techniques ont été simulées, pour construire avec l’OPH un scénario optimal concentré sur des améliorations stratégiques :

  • Remplacement des fenêtres acier par des fenêtres aluminium double vitrage
  • Isolation thermique par l’intérieur des anciennes chambres en façade nord-ouest
  • Remplacement de l’isolation des planchers donnant sur l’extérieur
  • Remplacement de la production individuelle d’eau chaude par une production collective raccordée sur le chauffage urbain
  • Création d’une ventilation mécanique contrôlée.

Ces actions diviseront par quatre les consommations de chauffage et ramèneront les consommations énergétiques à 103.2 kWhep/m2.an, respectant le label HPE rénovation 2009.
Le simple remplacement des vitrages par des vitrages isolants Van Ruysdael a été simulé, pour envisager la conservation des menuiseries acier, mais exclu en raison du gain thermique négligeable (environ 5 %) et du coût très élevé. Un prototype de fenêtre aluminium, au plus proche du dessin des menuiseries existantes, avec des petits bois de section triangulaire côté extérieur, a été réalisé et validé par l’architecte des bâtiments de France en septembre 2016.

Les occultations hétérogènes rajoutées par les locataires depuis les années 1950 : stores en tissu ou en bois, persiennes en PVC, stores-banne, sont supprimés lors de la réhabilitation à la demande de l’ABF. Afin de garantir le confort thermique estival, un vitrage de contrôle solaire est par contre prévu sur toutes les orientations sauf nord-est. Une simulation thermique dynamique montre qu’il permet de réduire de 30 % les heures d’inconforts au-dessus de 28°C par rapport à l’état initial.

L’acousticien ABC Décibel a réalisé des mesures in situ pour quantifier les isolements acoustiques des logements. Ils montrent des isolements faibles :

  • DnTAtr 23 à 27 dB en façade (38 dB serait exigé en construction neuve)
  • DnTA 38 à 45 dB entre logements (53 dB serait exigé en construction neuve)
  • DnTA 32 dB entre palier et logement (40 dB serait exigé en construction neuve)

Ces mesures sont cohérentes avec les modes constructifs assez légers des années 1950 (planchers creux, cloisons en briques creuses, interphonie par les conduits de ventilation, simple vitrage) et ont permis de définir des objectifs d’amélioration acoustique pondérés pour ne pas faire émerger les bruits entre logements. En façades l’isolement acoustique visé est ainsi de 28 dB.

Le réseau de chauffage d’Ivry, initié dans les années 1970, est alimenté majoritairement par une centrale géothermique et par les déchets urbains parisiens brûlés dans l’usine CPCU voisine, présente ainsi un mix énergétique aux trois quarts renouvelables. Le remplacement des chauffe-bains gaz par une eau chaude collective alimentée par le chauffage urbain permet de diviser par deux les consommations d’eau chaude sanitaire.

L’appel d’offres travaux a été réalisé à l’été 2019. Une partie de la notation technique portait sur la bonne appréhension par le candidat des enjeux patrimoniaux du bâtiment. En août 2020 l’entreprise générale GTM s’est vu confier la réalisation des travaux, qui s’achèveront début 2023. La période de préparation de chantier a permis de sensibiliser les conducteurs de travaux de GTM aux objectifs patrimoniaux, par exemple en affichant dans le bureau de chantier des photos anciennes de la cité, et d’approfondir la connaissance de la cité.

En effet, si lors des phases d’études du projet seul un nombre limité de logements a pu être examiné, la préparation du chantier a comporté les visites d’état des lieux de la totalité des appartements. À cette occasion ont pu être recensés les composants, revêtements et dispositions originelles encore en place dans les logements. Malgré les travaux réalisés soit par l’OPH lors de relocations et réhabilitations partielles, soit par les locataires de manière spontanée, une part importante des logements a conservé la majorité des dispositions, composants et revêtements de sol originels.

État de conservation des logements au printemps 2021, Équateur. © Équateur.

Environ 12 % des cuisines ont conservé l’essentiel de leur mobilier intégré : placards métalliques, hotte, meuble-comptoir. Les sols en parquet mosaïque et en carreaux 2x2cm ont bien résisté, et sont encore présents dans 60 % des pièces. À l’inverse, des composants inconfortables ont presque tous été supprimés. Ainsi 2 % des baignoires-sabot originelles sont encore en place.

État de conservation d’une cuisine ouverte, 2015, Équateur. © Équateur.

Lors de la préparation du chantier une étude colorimétrique2 a été réalisée en 2020 pour documenter et restituer la palette chromatique originelle des façades et des parties communes. Une quarantaine de sondages stratigraphiques a mis en évidence les différentes campagnes de mise en couleur de l’édifice, et permis de reconstituer un état originel avec des éléments en acier peints en gris-bleu assez foncé, et des loggias bleu-vert pâle, formant un ensemble assez subtil avec le rouge des briques et les frises en céramique jaune. Des essais de remise en couleur ont été présentés à l’architecte des bâtiments de France ainsi qu’à l’amicale des locataires en mars 2021, le choix final étant un compromis des différentes sensibilités. Les menuiseries extérieures et serrureries sont ainsi gris fer (RAL 7011) et les fonds de loggias Tollens Ablette (T 2029-1).

Essais de restitution chromatique des loggias, teintes bleue et vertes et à R+1 et R+2, mars 2021, Équateur. © Équateur.

La réhabilitation intègre le retrait de matériaux amiantés, notamment des peintures épaisses en façades, des mitrons en toitures et des conduits vide-ordures. Ceux qui sont conservés, par exemple les colles des faïences et carrelages, impliquent des procédures pour les travaux. Les ouvrages métalliques des années 1950 sont par ailleurs revêtus de peinture antirouille plombée, qui sera décapée ou conservée en fonction de son état.

Dans les parties communes de la cité, la réhabilitation améliore les conditions de confort, avec le remplacement des hublots d’éclairage par des globes LED évoquant l’esthétique des années 1950 et renforçant le niveau d’éclairement. Les portes des gaines techniques palières, en chêne, sont adaptées et reposées sur les nouvelles façades de gaine coupe-feu.
Afin de maintenir en place le maximum de substance patrimoniale, une sensibilisation des locataires et des services de l’OPH est envisagée. Elle prend la forme d’un guide pour l’entretien patrimonial des logements et les parties communes, repérant les éléments patrimoniaux à préserver et proposant une logique pour les futures interventions.

Extrait du guide pour un entretien patrimonial, septembre 2021, Équateur. © Équateur.

La réalisation d’un logement témoin, conservant l’état originel, a été convenu par l’OPH et les ABF. Il sera choisi au printemps 2022 parmi les logements les mieux conservés, ses composants manquants étant remplacés par ceux collectés lors des travaux de réhabilitation.

Faire évoluer les pratiques de réhabilitation

L’urgence climatique accélère aujourd’hui la transformation des édifices des Trente Glorieuses, sans toujours considérer leurs qualités architecturales, leur intelligence constructive et leurs valeurs patrimoniales et mémorielles. La réhabilitation de la Cité Maurice Thorez illustre la possibilité d’améliorer réellement le confort et la performance énergétique tout en conservant l’essentiel de ces architectures, à condition de les documenter et analyser attentivement, et de proposer des interventions pondérées et raisonnées. Le label Architecture contemporaine remarquable a ici facilité la sensibilisation de tous les acteurs –maître d’ouvrage, maître d’œuvre, locataires, entreprises, contrôleur technique– et favorisé la pérennisation de la Cité. Les retours d’expériences et partages de bonnes pratiques d’une telle opération, extrapolables aux nombreux édifices similaires de la même période, contribueront à des pratiques de réhabilitation en combinant de manière plus équilibrée le patrimoine et la transition écologique.

La façade sur le parc Maurice Thorez en novembre 2021. À droite les cages A, B et C déjà rénovées ; à gauche la cage D en cours de ravalement, Coline Bublex. © Coline Bublex.
  1. OPH d’Ivry, règlement de consultation « phase candidature », janvier 2014.
  2. Étude colorimétrique, Laboratoire d’analyse et de recherche pour la conservation et la restauration d’œuvres d’art, octobre 2020