Du Centre de Tri Postal, à la Cité Numérique, ou du passé simple au passé composé

Transformation du Centre de Tri Postal, Georges Cordier architecte, (1978) en Cité Numérique par Alexandre Chemetoff & associés, architectes (2019). Les rues jardinées. © Alexandre Chemetoff.
Transformation du Centre de Tri Postal, Georges Cordier architecte, (1978) en Cité Numérique par Alexandre Chemetoff & associés, architectes (2019). Les rues jardinées. © Alexandre Chemetoff.

Quand nous l’avons visité la première fois en 2011, pour imaginer sa transformation en Cité Numérique, le Centre de Tri Postal de Bègles n’était plus en activité. Il a été construit en 1978 par un architecte trentenaire, Georges Cordier. Parcourant le bâtiment en sa compagnie, peu avant le début du chantier, il nous a raconté qu’à la fin des travaux, alors qu’il avait demandé aux services de la ville de Bègles de faire le nécessaire pour que le raccordement aux réseaux soit réalisé, il lui avait été répondu : « Monsieur l’architecte, il faudrait, pour la bonne forme, que vous déposiez un dossier de permis de construire ! ».

Autres temps, autres mœurs, tout change mais la nécessité d’accomplir et de réaliser des projets reste intacte. Nous avons cherché quarante ans plus tard des raisons d’être aussi optimistes que nos prédécesseurs. Pour que la transformation devienne réalité, nous devions créer une dynamique respectueuse de l’environnement, agissant d’une manière économe et restant attentifs aux lieux comme aux gens. Nous avons proposé une démarche prospective, concevant le projet avec ses futurs utilisateurs en comprenant leurs besoins pour trouver, dans le bâtiment existant transformé, des correspondances entre les lieux et les manières et habitudes de chacun. Pour cela, nous sommes allés rencontrer ceux qui manifestaient de l’intérêt pour le projet, chez eux, dans leur environnement de travail. Cette démarche évite l’écueil de la standardisation où, pour plaire à tous selon des règles préétablies, on laisse chacun insatisfait. Nous nous sommes intéressés à chaque futur occupant en particulier : l’architecture est une activité de haute couture trop souvent transformée en commerce de prêt-à-porter ; c’est un bâtiment sur mesure que nous avons ici mis en œuvre. Notre démarche associe au projet, la définition du programme et sa commercialisation ; les premiers interlocuteurs de la communauté numérique devenant des acheteurs et des clients. Cette concertation active a permis à l’EPA Euratlantique de s’engager dans une réalisation complète de l’opération, et aussi, en s’appuyant sur l’architecture rationnelle du Centre de Tri et la générosité de ses dimensions, d’envisager le projet comme un dialogue entre le site et ses nouveaux usages.
J’ai choisi, à partir d’un exemple concret, la transformation du Centre de Tri Postal de Bègles en Cité Numérique, établissant des correspondances entre la description d’un projet et des réflexions plus générales, de donner un point de vue sur une question qui occupe, depuis toujours, une place centrale dans mon travail : construire dans l’existant.

Construire dans l’existant,

Notre-Dame

Notre-Dame brûle et tout un pays, s’émeut, se mobilise, veut agir pour sauver ce patrimoine dont la destruction, devenue soudainement possible, rend perceptible, avec une acuité nouvelle, l’inestimable valeur. Il n’est pas de termes assez forts pour en décrire le caractère exceptionnel, la force symbolique et la magnificence. Faut-il reconstruire le monument à l’identique ou au contraire faire appel à l’imagination et au talent de créateurs contemporains ? Sur les pas d’Eugène Violet-le- Duc, de grands architectes se sentent soudain investis d’une responsabilité patrimoniale. Ce qui devrait être une question ordinaire, construire dans l’existant, devient une affaire de la première importance et chacun donne son avis. Si la charge historique et patrimoniale du monument s’impose à tous, pourquoi est-elle si peu présente dans les pratiques qui concernent la question, pourtant essentielle, de l’aménagement de notre cadre de vie ? Mettons un instant de côté le caractère tout à fait particulier de Notre-Dame de Paris et admettons que toutes les questions théoriques, techniques, et conceptuelles qui se posent, à bon escient à son propos, devraient plus souvent être mobilisées. Le chantier, qui pourrait s’ouvrir à Notre-Dame, en mettant en scène les savoir-faire de spécialistes de la restauration, enverrait un signe, montrant qu’une autre façon de construire est possible, à partir de l’existant et avec l’existant. L’article L. 110 du code de l’urbanisme le dit : « Le territoire français est le patrimoine commun de la nation. » Tout alors, ne devrait-il pas être patrimonial ? À partir de Notre-Dame, ne pourrions-nous pas repenser l’aménagement et apprendre à réparer le territoire ?

Patrimoine commun

La culture du patrimoine est le plus souvent fondée sur le caractère exceptionnel d’un site ou d’un monument. Tel paysage ou telle architecture se distinguant des autres, serait en cela remarquable et mériterait d’être préservé. La valeur du patrimoine devrait relever de ce qui est courant, de ce qui est commun. Tout alors pourrait être considéré comme patrimonial. À l’image du patrimoine génétique, c’est la diversité même des paysages, des villes et des architectures, parfois sans qualités particulières apparentes, qui constitue un trésor, notre bien commun.
Pier Paolo Pasolini dans un documentaire intitulé « La forma della città » réalisé en 1974 par Paolo Brunatto, ne disait pas autre chose à propos de la petite ville d’Orte non loin de Viterbo dans la province du Lazio. « Cette route, avec sa chaussée séculaire de pierres cassées, n’est rien, ou presque, c’est une humble chose, elle peut difficilement être comparée à certaines œuvres d’art extraordinaires. Et pourtant, je pense que cette modeste route mérite d’être défendue avec la même obstination, avec la même volonté et la même intransigeance que celles avec lesquelles on défend l’œuvre d’un grand artiste. »
Considérer l’existant comme un bien patrimonial, serait-ce une attitude excessive ? Apprendre à voir dans l’existant des qualités qui ne sont pas décelables au premier regard suppose un travail de reconnaissance. Apprendre à regarder pour voir autrement ce qui nous entoure. Déceler des qualités dans ce qui pouvait sembler banal au premier regard. Améliorer l’existant, l’amender, le bonifier est en vérité tout un art. On peut se laisser surprendre par une émotion, découvrant les qualités d’un bâtiment qu’un premier regard condamnait. Il faudrait, en quelque sorte, apprendre à aimer les lieux pour pouvoir les transformer. Peut-on vraiment prétendre transformer un lieu que l’on n’apprécierait pas et auquel on ne trouverait que des défauts ? Avant même de le vouloir différent, il faudrait s’exercer à reconnaître les qualités d’un endroit et d’en percevoir la singularité. Aimer un paysage, une architecture, une rue, un bâtiment est un sentiment qui, souvent, est lié à une habitude ou à une émotion entretenue par une fréquentation répétée. La reconnaissance des lieux suppose de les suffisamment connaître pour savoir les bien apprécier.
Lorsque j’étudiais, à l’École du Paysage et de l’Art des Jardins à Versailles, nous apprenions à reconnaître les arbres et les arbustes, mais aussi toutes les plantes vivaces et annuelles. Cet exercice s’appelait la reconnaissance des végétaux. Reconnaître un végétal nécessite de l’avoir déjà vu. Le reconnaître, suppose de le connaître, et l’ayant vu et reconnu plusieurs fois en différentes circonstances, entretenir avec lui une forme de familiarité. Les herbiers sont remplis de récits de reconnaissance et ce ne sont pas seulement les plantes qui y sont répertoriées, mais le souvenir des circonstances et des lieux dans lesquelles elles ont été reconnues et inventoriées. Avec la reconnaissance, naît l’idée de l’adoption. Pour apprécier une plante, il faut d’abord la connaître et le simple fait de la connaître et de la reconnaître la rend, à nos yeux, aimable. Elle fait partie de nos connaissances. Maintes fois reconnue, elle devient, à sa manière, patrimoniale.

La reconnaissance, un art d’aujourd’hui

Si l’on considère qu’il n’est plus raisonnable de construire ou d’aménager de terres cultivables, ou des espaces naturels, sachant que le sol et les ressources de la terre ne sont pas inépuisables, il faut apprendre à ne plus détruire, à transformer et pratiquer l’art de la sédimentation, de la libre interprétation. La reconnaissance pourrait devenir une pratique des temps qui viennent. Elle ouvre des possibilités infinies à une architecture qui composerait avec l’existant ; le patrimoine devenant une ressource pour l’architecture et les villes.
Architecture et patrimoine, de ces deux termes, l’un apparaît comme une manière de se projeter vers le futur, de s’affranchir de la pesanteur du contexte, alors que l’autre nous accablerait sous le poids de la tradition. Souvent, tout au contraire, l’invention engendre des formes convenues, alors que le patrimoine recèle des ressources d’imaginaire insoupçonnées.
Hannah Arendt écrivait dans « Édifier un monde » publié aux éditions du Seuil en octobre 1973. « L’un des grands avantages de notre temps, c’est ce qu’a dit René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », cela veut dire que nous sommes entièrement libres d’utiliser où que nous le voulions les expériences et les pensées du passé ». Reprenant cet aphorisme, il faudrait apprendre à déceler dans chaque chose, comme dans les liens qui unissent entre eux les éléments qui entrent dans la composition d’un paysage, une qualité. La destruction devrait être l’exception, la conservation, la règle et la libre interprétation, l’approche la plus répandue. Tout alors serait une question d’acuité du regard, de sens de la transmission, de goût pour l’art de la transformation.

Une double signature

Comme le remarquait Gilles Clément sur les marches du Pavillon des Suisses, où je l’avais invité à une conversation lors de la biennale d’architecture et de paysage à Versailles au Potager du roi, en juillet dernier, tout projet de paysage relève d’une double signature, celle du lieu tel qu’il se présente et celle de celui qui en propose la transformation. On pourrait étendre cette idée à l’ensemble des projets d’architecture et d’urbanisme. Toute intervention située porte une double signature, celle de l’état des lieux et celle de l’auteur du projet qui le transforme. Parfois, cette double signature est aussi celle de l’architecte du projet initial et de celui chargé de sa transformation. Elle pourrait figurer sur la plaque apposée sur la façade de la Cité Numérique de Bègles ainsi libellée : Centre de Tri Postal, Georges Cordier architecte, 1978, Cité Numérique, Alexandre Chemetoff & associés, architectes, 2019. Ainsi la double signature serait à la fois celle de l’héritage que l’on reçoit, de sa transmission mais aussi celle de sa transformation.

Une guerre d’indifférence

Ici et là, dans les campagnes et dans les villes, se mène une guerre contre le passé ou plus exactement contre l’existant, lui-même témoin du passé. À la périphérie des villes, dans les territoires des banlieues, on assiste à un déferlement. Tout se passe comme si, au-delà des limites des lieux auxquels on accorde une valeur historique, tous les coups étaient permis et chacun pouvait se livrer à une guerre sans merci contre un existant. L’expression même de centre historique est, de ce point de vue, à la fois révélatrice et douteuse, car elle sous-entend qu’en dehors du centre, la périphérie serait sans histoire. Il n’est pas de lieux, même ceux que l’on considère comme les plus banals, qui ne soient l’expression particulière d’une rencontre entre une somme d’événements et une situation. L’histoire indissociablement liée à la géographie est partout, parfois fragile, souvent difficile à déceler. Comment apprendre à voir dans la beauté banale de nos paysages, une succession d’histoires qui compose une mémoire ?

Apprendre à aimer les Halles

Les errements successifs des Halles de Paris sont l’une des illustrations les plus symptomatiques de ces politiques de l’oubli et des efforts, à la fois démesurés et dérisoires, de projets sans mémoire qui ne parviennent pas à nous faire oublier la grâce des Halles de Baltard et pire, le regret de ce qu’elles seraient devenues si on n’avait pas eu l’idée folle de les détruire. Mais au-delà de l’évidente qualité d’une architecture de fer du XIXe siècle, c’est l’acharnement à effacer toute trace du passé, même le plus récent, qui est terrifiante.
« Il faut apprendre à aimer les Halles » avais-je écrit dans un texte par lequel je me portais candidat pour concourir à leur transformation au centre de Paris. Je n’avais pas été entendu. C’est pourtant une condition indispensable et, faute d’adopter un lieu, on ne fait que remplacer l’existant par un nouvel état des lieux, lui-même encombré par ce qui resterait des erreurs du passé. Une empathie envers ce qui précède est nécessaire. Les projets successifs des Halles depuis Baltard relèvent à la fois du ressentiment et de la volonté de faire du passé table rase. Vouloir marquer son temps en effaçant les actes de ses prédécesseurs est une politique dévastatrice qui rend tout projet dérisoire, dans la mesure même où il montre une incapacité à fédérer les temps de la ville et à mettre en scène une sédimentation. On en vient parfois à regretter le jardin des enfants de Claude Lalanne, certaines architectures végétales de François-Xavier Lalanne et même les parapluies de Jean Willerval dont on aurait aimé imaginer l’amélioration, voire le détournement. Tout se passe comme si chaque projet remplaçait le précédent sans jamais qu’un dialogue entre les époques et les styles ne puisse s’installer. Cette impossibilité à reconnaître les qualités de l’existant conduit à détruire toute trace du passé pour régler son compte à une histoire révolue rendant obsolète, non seulement ce qui disparaît sous les coups de boutoir des engins, mais aussi ce qui est nouvellement construit et qui semble, à son tour, ne pouvoir avoir d’autre destinée qu’une destruction prochaine.

Des projets de transformation

A contrario, là où la transformation fut préférée à la destruction et au remplacement, la ville s’en porte mieux. Les anciennes halles Freyssinet sauvées de la destruction ne sont-elles pas l’un des endroits les plus intéressants de Paris Rive Gauche, dans le treizième arrondissement ? Il se dégage de l’ensemble un esprit qui place cette réalisation de Jean-Michel Wilmotte, bien au-dessus des expressions solitaires du génie architectural français dont ce quartier est par ailleurs encombré. Le Lieu Unique à Nantes ne doit-il pas sa singularité à un libre usage de l’existant dont Patrick Bouchain a su tirer avantage avec un talent inventif particulièrement vif ? La place Stanislas de Nancy, transformée par le travail admirable de Pierre-Yves Caillault, s’affranchit des règles pour répondre aux usages. Rien n’y est conforme, tout y est pertinent. L’ancien Centre Administratif de Pantin, œuvre de Jacques Kalisz devenant Centre National de la Danse, retrouva une grâce qu’on ne lui aurait peut-être pas reconnue si l’édifice n’avait pas été revisité par le talent d’Antoinette Robain et de Claire Guiyesse. On pourrait multiplier à l’envie les exemples qui mettent en évidence les ressources d’invention et de liberté du patrimoine revisité. On voit d’ailleurs que les exemples choisis ne procèdent pas, le moins que l’on puisse dire, de la même esthétique, ni de démarches semblables. Ils ont en commun de proposer une lecture de l’existant, une interprétation qui est le contraire d’un conformisme. Ils nous livrent d’authentiques créations dont la valeur est d’autant plus convaincante que chacune d’elles se confronte au poids de l’histoire et à la contrainte de ce qui précédait.

L’alternative du paysage

J’ai passé mon temps à apprendre de l’existant pour construire en engageant un dialogue avec ce qui est déjà-là. Ma formation initiale de paysagiste n’est pas étrangère à cette forme de pensée et d’action. Je vois un lien entre la culture du paysage et cette pratique du projet qui s’exerce comme une transformation de l’existant. On ne saurait entreprendre un projet de paysage sans s’intéresser de près à un état des lieux et aux équilibres existants sur le site. Lorsqu’on intervient pour créer un jardin, le site, la plupart du temps, existe déjà. On y trouve une végétation, un relief, une qualité de sol, un climat, une situation, un environnement à partir duquel on imagine un nouvel état des lieux. On peut visiter le lieu, le parcourir, s’y installer, le comprendre, le ressentir et ainsi l’imaginer autrement, en lui trouvant des qualités que l’on n’avait pas toujours perçues d’emblée. On le conçoit à partir de ce qu’il est déjà, et ce faisant, on imagine en même temps la réalité et son devenir, l’analyse et le projet, le relevé et un état futur. Même si les changements sont importants, ils sont pensés comme une modification de ce qui existe. On peut confronter l’état du site, avant et après, et ainsi en comprendre les transformations. Le projet est là, dans ce rapport entre ce qui précède et ce qui advient. Il est un passage. Le paysagiste américain Frederic Law Olmsted conservait, dans son atelier de Brookline, non loin de Boston, une collection de photographies montrant les états successifs des lieux modifiés par l’avancement des travaux. L’existant est un outil de conception revisité au cours du projet et non pas seulement un préalable à l’invention. La connaissance de l’état des lieux va s’affinant tout au long du processus de création depuis la première visite, jusqu’au chantier et au-delà. Il y a une volonté d’absolu dans la formation de tout projet qui est fort heureusement rendue relative par la confrontation à l’existant. Tout se passe comme si l’existant et la réalité même, rendaient vaine cette quête d’absolu, conférant aux réalisations leur caractère relatif. L’existant n’est pas un préalable, c’est l’un des protagonistes du projet. Avec la culture du paysage, l’urbanisme, l’architecture, deviennent l’art de composer avec l’existant.

Construire avec l’existant, (re)dessiner

Plutôt que « construire dans l’existant » je préfère l’expression « construire avec l’existant ». L’existant n’est pas une donnée à partir de laquelle on établirait un projet mais véritablement « un partenaire » qui révèle son identité, livre ses secrets, offre des résistances, réserve des surprises tout au long de la conception et de la réalisation de sa transformation. (Re)dessiner avais-je écrit à propos du projet de transformation de la Manufacture et de la Plaine-Achille à Saint-Etienne. Pour signifier que (re)dessiner c’était justement dessiner avec l’existant, un design situé dans le temps et dans l’espace, un design du retour sur les lieux ; non pas un nouveau design, mais un design pensé à partir de l’existant et avec lui, un (re)design. Même si ce qui existe ne correspond pas toujours à ce qu’il eut été souhaitable de faire, on ne peut détruire tout ce qui est là. L’activité qui me semble aller avec notre temps est un droit de visite critique de l’existant et en particulier de notre patrimoine le plus récent. Cette visite critique va de pair avec une pratique du projet différente. Il ne s’agit pas seulement de dessiner, mais de (re)dessiner. Il ne convient pas seulement de construire, mais de (re)construire ou de construire avec ce qui est déjà-là. (Re)dessiner me paraît être une activité plus intéressante que de dessiner. (Re)dessiner c’est transformer, donner une autre forme, à des lieux qui sont le résultat d’une première opération de construction. (Re)dessiner c’est entreprendre une sédimentation formelle qui peut donner à des lieux une épaisseur historique et une consistance dont ils sont insuffisamment pourvus. Il faut admettre qu’un projet ne s’accomplit pas toujours, au terme des premiers travaux. Il faut pouvoir y revenir plusieurs fois.

La Cité Numérique de Bègles

Il peut sembler paradoxal de s’intéresser aux architectures situées et de travailler à partir d’un bâtiment dont les principales qualités ne tiennent pas à son enracinement dans une culture construite locale. Pour dire la vérité, comme la plupart des constructions relevant du style moderne, le Centre de Tri postal aurait pu être édifié à peu près partout en France et rien, dans son implantation, dans les modes constructifs retenus pour son édification ou encore dans le choix des matériaux, ne signale une volonté de faire appartenir ce grand édifice, aux boulevards bordelais, au tissu composite de Bègles ou à l’architecture ordonnée des anciens terrains militaires de Terre Neuve. Il n’y a dans ce bâtiment, aucune tentative ou tentation régionaliste, rien qui ne le fasse appartenir au lieu ou à une aire géographique. Il pourrait être ailleurs et revendique une modernité affranchie des héritages et de la pesanteur du contexte. Nous avons considéré néanmoins qu’il appartenait désormais à cet endroit et constituait un site, une situation à partir de laquelle nous pourrions construire un nouveau programme. Ainsi un bâtiment dessiné en 1978 par un jeune architecte moderne devint à nos yeux un ensemble patrimonial, une ressource plutôt qu’un tissu de contraintes. Intervenant à quelques décennies de distance, nous avons transformé un bâtiment et un site en un projet qui, changeant de programme, s’enrichit de ce qu’il était comme de ce qu’il est devenu pour gagner une qualité, résultat de cette sédimentation.

Apprendre à aimer un bâtiment

Ayant décidé de conserver le bâtiment tel qu’en lui-même, Il nous fallait apprendre à l’aimer et à en apprécier les qualités. Nous nous sommes, pour cela, livrés à un relevé minutieux de l’état des lieux comme nous l’aurions fait s’agissant d’un monument historique. Plus le projet avançait, plus l’état des lieux apparaissait souvent comme une réponse aux questions que nous nous posions. Dans la confrontation des deux couches du plan, celle de l’état des lieux et celle du projet, la représentation de l’état des lieux elle-même s’enrichissait au fil du temps. Voulant conserver le plus possible ce qui existait, nous mettions un point d’honneur à tout représenter y compris ce qui n’allait pas résister à la fougue des entreprises de désamiantage et de curage dont les actions furent plus destructrices que nous ne l’avions initialement imaginé. Néanmoins cette attention conservatrice a préservé suffisamment de traces de l’ancien Centre de Tri Postal pour que, parcourant les salles et les ateliers, comme en déambulant au dehors dans les allées et les jardins, chacun comprenne que la jeune Cité Numérique était déjà un lieu de mémoire.

Le rouge et le noir

L’exposition « Architecture rêvées » qui se tenait dans le château de Versailles à l’occasion de la première biennale d’architecture et de paysage, montrait des dessins figurant en noir l’état des lieux et en rouge les constructions nouvelles projetées. La plupart des projets exposés ne furent pas réalisés, mais ils attirent notre attention sur le fait que le monument est fait d’additions d’architectures. On peut, visitant le château, percevoir les assemblages de parties que des dizaines d’années séparent et réunissent à la fois.

Nous avions adopté la même convention graphique, noir pour le Centre de Tri Postal de 1978, rouge pour les ajouts de 2016 ; l’addition du noir et du rouge dessinant la future Cité Numérique. Cette représentation fût à l’origine d’un quiproquo assez amusant. Le chargé d’opération qui suivait le projet, prenant à la lettre ce qui n’était qu’une convention graphique, s’inquiéta à un moment que nous n’adoptions véritablement la couleur rouge pour les parties nouvelles. Nous voulions, distinguant ce qui appartenait à une époque et à une autre, même rapprochées dans le temps et d’une qualité architecturale, en rien comparable à celle du Château de Versailles, rendre perceptible l’idée de la sédimentation comme principe esthétique de la composition. Cette possibilité donnant de la valeur à l’édifice dans son ensemble dans la mesure où nous lui en accordions nous-mêmes.

L’état des lieux comme cahier des charges…

À un moment, lorsque nous cherchions à concrétiser le projet, le représentant local de la Caisse des Dépôts et Consignations qui voulait participer à la réalisation en y imprimant sa marque, dépêcha un spécialiste. Celui-ci, après avoir parcouru les bâtiments du Centre de Tri postal en affichant une moue désapprobatrice, nous fit ses préconisations. Les bâtiments ne devaient pas excéder 14,50 mètres d’épaisseur et la hauteur sous plafond être égale à 3,20 mètres. Il décrivit ensuite par le menu comment les espaces de travail devaient être disposés le long des façades, donnant des références pour le choix de la moquette, des faux plafonds démontables et des luminaires encastrés. Pour suivre ce cahier des charges il aurait fallu raser toutes les constructions existantes et édifier des immeubles de bureaux standards comme il s’en construit par ailleurs des milliers. D’un commun accord avec le maître d’ouvrage, Il fut décidé de conserver le bâtiment et de se passer de ces conseils hors-sol, l’état des lieux devenant ainsi le garant, pour chacun, de l’autonomie d’action nécessaire à l’accomplissement d’un véritable projet. Les auteurs de ce cahier des charges idéal voulaient que la réalité soit conforme à leur programme. C’est fort heureusement le programme qui s’adapta à la réalité, s’inventa à partir des ressources de l’existant. C’est de l’avis de ceux qui ont choisi d’y venir et de s’y installer, ce qui fait l’attrait de la Cité Numérique.

Du bon usage de l’existant

Les formes issues de la transformation du bâtiment existant proposent des épaisseurs plus importantes que celles pratiquées habituellement, des hauteurs sous-plafond changeantes, parfois simples, parfois doubles. Ces dispositions qu’aucun cahier des charges n’aurait prévues, ni préconisées, étonnent les visiteurs à la fois par la diversité des situations qu’elles proposent mais aussi par leur capacité à s’adapter aux usages des utilisateurs d’aujourd’hui. Des bâtiments de vingt-quatre mètres d’épaisseur avec des hauteurs sous plafond de presque six mètres, entrecoupées de mezzanines, offrent des espaces de travail d’une grande flexibilité et d’un agrément certain. De la contrainte de l’existant et de la manière dont nous en avons tiré avantage naît un renouvellement des formes construites et des typologies des espaces de travail. Elles entrent en correspondance avec les observations que nous avons faites en allant visiter, sur leurs lieux de travail, les futurs occupants de la Cité Numérique. La traditionnelle division entre des bureaux éclairés naturellement, disposés en façade sur une épaisseur de cinq à six mètres, des espaces de service et des salles de réunions aveugles implantées au centre, est mise en cause par des pratiques qui ne correspondent plus du tout à ce schéma.

Je me souviens être entré dans des espaces de travail plongés dans la pénombre, où des jeunes gens s’affairaient derrière des écrans multiples. Cette observation des conditions réelles de travail nous a permis de nous écarter des solutions toutes faites, de revisiter les certitudes et les schémas. Ainsi les espaces de travail en façade, les salles de réunion et les espaces de service au centre, sont-ils remplacés par des plateaux plus profonds, dont le centre est constitué de bureaux paysagers alors que sont disposés le long des façades, les espaces de rencontre et de détente, profitant de la lumière directe, des ouvertures et du soleil. Il est intéressant de noter que c’est précisément cette recherche d’une correspondance entre les qualités de l’existant et l’observation « in situ » des conditions réelles de travail des futurs occupants qui est à la base de notre méthode. C’est ainsi que nous avons pu tirer avantage de qualités du bâtiment qui, par rapport aux standards, apparaissaient comme des défauts. On voit ici que l’observation de l’existant sert à la fois à mieux comprendre les besoins des utilisateurs et les qualités propres d’un patrimoine.

À partir du Centre de Tri Postal

La Cité Numérique fait alliance avec une architecture sans la renier mais en lui donnant un ancrage dans un contexte urbain. Ce que nous avons entrepris, avec le percement des deux rues implantées en croix comme le cardo et le decumanus d’un tracé fondateur débouchant sur des passages couverts, la création de jardins densément plantés, à la fois au cœur du projet mais aussi sur toute sa périphérie, participe à ancrer la Cité Numérique dans son contexte, établissant des liens entre un bâtiment et les tissus urbains alentour. Les jardins jouent un rôle particulier dans cette recherche en proposant des climats, des ambiances et des situations qui, ensemble, contribuent à attacher un bâtiment moderne à un environnement qu’il ignorait d’une manière délibérée. Désormais, la Cité Numérique, laissant percevoir le Centre de Tri Postal à partir duquel elle a été édifiée, compose avec le paysage des villas et des jardins caractéristiques de Bègles comme avec les ordonnancements des anciens bâtiments militaires du quartier de Terre Neuve ou les alignements du boulevard ; un ensemble situé.

Passant du Centre de Tri Postal à la Cité Numérique, nous avons imaginé une complémentarité entre le dedans et le dehors, des transitions, des porches, des seuils, des jardins. Ils sont conçus aussi bien pour être vus depuis l’extérieur que depuis l’intérieur. Ce sont à la fois des filtres au travers desquels on voit le paysage et des décors qui constituent autant d’ornements des façades qui en étaient dépourvues. Imaginant que les décors souvent végétaux, parfois floraux, qui ornaient les façades des bâtiments retrouvent leur liberté, nous avons dessiné les jardins comme une interprétation d’un décor ornemental. La façade n’est plus un plan vertical, mais une épaisseur entre le dedans et le dehors. De plus, cette épaisseur a non seulement des qualités décoratives mais des raisons climatiques.

Un théâtre climatique

Nul ne peut ignorer que le climat change. Des périodes caniculaires sont suivies d’épisodes de pluies torrentielles. Le temps qu’il fera demain, est plus que jamais un élément déterminant du projet. Au dedans comme au dehors, nous avons imaginé un système de rafraîchissement utilisant les eaux pluviales collectées dans de grands réservoirs semblables à ceux qui sont utilisés pour recueillir l’eau de pluie sur les toits des serres dans les exploitations agricoles. L’eau de pluie recueillie dans ces citernes arrose les plantations depuis des buses situés en partie haute des façades, retombant en pluie sur les jardins. Ce système rafraîchit l’atmosphère. Il est doublé d’un réseau de brumisation d’eau potable créant des brouillards qui flottent dans les feuillages des bambous, apportant à la fois une fraîcheur bienfaisante et donnant à ce théâtre climatique une troublante réalité. La température s’abaisse soudain et en ouvrant les fenêtres des bureaux à l’intérieur, il fait également plus frais.

Une petite ville dans la ville

La Cité Numérique est maintenant comme une petite ville dans la ville et les constructions monolithiques du Centre de Tri Postal ont fait place à une composition urbaine. Le long des deux nouvelles rues, les façades sont accompagnées par d’abondantes plantations et les lanternes suspendues dans l’axe de ces artères jardinées sont les mêmes que celles qui éclairent les rues du centre de Bordeaux. Alors que les façades ouvertes vers l’extérieur articulent, en les juxtaposant, l’architecture du bâtiment de 1978 et les adjonctions de 2018, les parties nouvelles développent des façades régulières qui empruntent au vocabulaire des architectures industrielles. À partir du Centre de Tri Postal, nous avons créé, avec la Cité Numérique, un ensemble urbain situé à la limite de Bordeaux et de Bègles, passant d’une logique volontairement abstraite du contexte à la recherche d’un ancrage dans les lieux. La composition urbaine et l’association des jardins à l’architecture de l’ensemble est pour beaucoup dans la nature de ces changements. Mais l’essence même de cette nouvelle relation avec le site repose sur la possibilité dont nous nous sommes saisis de revenir une seconde fois sur les lieux et reprenant le cours d’un projet interrompu, imaginer sa transformation à partir de l’existant. C’est la sédimentation entreprise à partir de l’architecture du Centre de Tri qui confère à la Cité Numérique sa qualité celle d’un ensemble urbain situé dans le temps et dans l’espace, partie prenante du paysage de la ville.

Chacun, propriétaire ou locataire, prend possession des lieux qui lui sont dévolus et les transforme en suivant un certain nombre de règles communes qui préservent l’intégrité de l’ensemble et les dispositions liées à la sécurité. Parfois, les nouveaux venus occupent les lieux tels que nous les avons aménagés, disposant simplement quelques meubles. Parfois, ils entreprennent des travaux pour adapter les lieux à leurs besoins, ajoutant alors une nouvelle couche aux interventions que nous avons-nous-même mises en œuvre. Lorsque les travaux furent terminés, parcourant les bureaux, chaque visiteur était frappé par la grande diversité des espaces. La Cité Numérique développe 25 000 m² de surface de plancher. Cependant, passant d’un atelier à l’autre, les ambiances varient considérablement. Les aménagements entrepris par chacun des occupants accentuent cette idée. La Cité Numérique est une petite ville, à la fois par la disposition des différents bâtiments qui la composent mais aussi car chaque atelier, comme la maison d’un village, fait partie d’un ensemble, tout en se distinguant suffisamment des autres pour être reconnue. Fernand Pouillon déclarait qu’il ne demandait pas mieux que d’être dessaisi de son œuvre par ceux qui l’habitent. J’aime, quant à moi, que chaque local puisse être adapté par ses occupants. Je ne crois pas que ce soit là un dessaisissement, mais plutôt une transmission.

Voir et être vu, un changement de perception

La Cité Numérique est devenue un observatoire de la ville et du paysage. Depuis les ateliers et les terrasses, apparaissent la ville alentour, les tissus de petites maisons et leurs jardins caractéristiques qui s’étendent vers Bègles, les édifices militaires transformés du quartier de Terre-Neuve, les Boulevards et leur constructions hétéroclites, mais aussi les reliefs boisés de la Rive Droite au-delà de la Garonne et les monuments du centre de Bordeaux, l’église du Sacré-Cœur, la Grosse Cloche, ou bien l’Hôtel de la Métropole dans le quartier de Mériadec. Le souvenir du panorama découvert depuis les toits du Centre de Tri Postal nous a guidés dans le choix de créer un étage en terrasse bénéficiant de ces ouvertures exceptionnelles sur les horizons métropolitains. Parcourant les rues alentour, la Cité Numérique transformée apparaît, et la nouvelle silhouette de ses toits à double pente répond à celle des maisons au premier plan. L’ouverture des rues introduit des perspectives qui changent la perception initiale du bâtiment monolithique et les ouvertures des rues créent un paysage intérieur qui poursuit au cœur du bâtiment les échelles de la ville alentour.

L’économie de la mesure

La recherche d’une correspondance entre l’état des lieux, le projet et le programme, est une démarche économe. On cherche à transformer le moins possible ce qui est déjà-là pour permettre de nouveaux usages, observant pour cela les pratiques réelles.

L’économie a, depuis le début, guidé nos pas. L’ensemble des travaux comprenant le désamiantage et le curage des bâtiments existants, l’aménagement complet des espaces régis par le code du travail sur une emprise de 17 800 m², l’aménagement du clos et couvert des surfaces relevant de la réglementation des espaces recevant du public pour 7 400 m², soit un total de 25 200 m². Il représente un coût de travaux hors taxes de 24 320 000 euros, sensiblement égal à 965 euros par mètre carré de surface de plancher, y compris l’aménagement des espaces extérieurs et des jardins. Le désamiantage et le curage représentent 12% de la valeur des travaux, le clos et le couvert 40%, les aménagements intérieurs 22%, les lots techniques, (chauffage, froid, ventilation, désenfumage, électricité) 18% et les aménagements des VRD, sur une surface de 14 270 m² incluant les citernes d’eau, l’arrosage, la brumisation et les jardins, 8%.
L’économie d’un projet n’est pas seulement une question d’argent. La recherche de solutions économes est un guide dans la recherche d’une esthétique, pour atteindre dans l’expression du projet, une simplicité raffinée. Cette simplicité est notamment liée à l’attention portée à l’existant, au fait de rendre perceptible le rapport entre les éléments existants et nouveaux, comme le recommande la charte de Venise, s’agissant de monuments historiques. C’est ainsi la prise en compte de la valeur historique d’un passé récent qui contribue à donner de la valeur au projet, et aussi des choix de dépenses, comme par exemple la part relativement importante du budget réservée aux plantations et au système de rafraîchissement naturel du site. Dans un projet où la recherche d’une économie est au centre des préoccupations de la maîtrise d’œuvre, le fait de dépenser pour certains postes, des sommes proportionnellement plus importantes est déterminant. Par ailleurs, nous avons également fait des choix permettant de tirer avantage des quantités importantes liées à la taille du projet. Nous avons, par exemple, arrêté une même dimension et des détails identiques pour l’ensemble des fenêtres, jouant avec le caractère répétitif des ouvertures nouvelles ; ce qui a permis de faire fabriquer des profils spéciaux, conférant ainsi aux menuiseries en aluminium naturel une qualité particulière en accord avec la recherche d’une expression industrielle des façades.

Une composition graphique

Composer le logo de la Cité Numérique, c’est raconter l’histoire d’un projet. À partir de la forme du site, nous avons dessiné un périmètre, un rectangle aux proportions dorées. À partir de l’identité de la Poste, nous avons choisi une couleur : le jaune. À partir du projet architectural, nous avons composé une typographique étagée. À partir du jardin de bambous, nous avons dessiné une branche, un réseau de feuilles, symbolisant un jardin qui adoucit l’air et rafraîchit le climat. À partir du Centre de Tri Postal, la Cité Numérique propose une alliance entre l’ancien et le nouveau pour créer une ambiance accueillante. C’est une composition qui joue avec les époques et les styles. Les anciens numéros des quais de livraisons du Centre de Tri Postal, précieusement conservés, sont longtemps restés alignés dans le bureau de chantier où nous tenions nos réunions. Ils ont été réutilisés pour signaler les nouvelles cages d’escaliers, symbole de l’attention avec laquelle nous avons conduit le projet de transformation. Une architecture expressive, néo brutaliste, et une architecture plus lisse et répétitive, empruntant au vocabulaire des bâtiments industriels, se conjuguent pour créer la nouvelle Cité Numérique. Troisième élément de la composition, les bambous et la végétation. Ils constituent à la fois un filtre et un décor. Tout se passe comme si les ornements floraux et végétaux, à la base des motifs de l’architecture classique, avaient quitté la pierre pour retrouver leur naturalité première en croissant librement dans le jardin. Cet ornement naturel et vivant qui filtre les vues et dessine des motifs sur les façades, devient un élément de l’architecture à part entière.

La sédimentation, une refondation

Le stock et la nouveauté

En France, l’existant dépasse de très loin la quantité de bâtiments construits et d’aménagements réalisés depuis une génération. Il existe à titre d’exemple, 36,3 millions de logements. Ce parc s’accroît depuis trente ans de 1,1% par an en moyenne. Cette disparité entre la nouveauté et l’existant donne à ce dernier un poids dont on devrait davantage prendre la mesure.

Transformer l’existant n’est pas un sujet marginal mais pourrait-être une philosophie contemporaine de l’aménagement et de la construction. Amendant, améliorant ce qui est déjà-là, on apprendrait ainsi à cultiver en l’entretenant, en le modifiant, en le transformant, le paysage des villes et des campagnes, à soigner la France. Après que le pays, meurtri par la guerre et les aménagements qui s’en suivirent, ait été reconstruit, modernisé, remembré, desservi, aménagé, il faut à présent repenser et panser les blessures. Voici venu le temps des réparations. Il faudrait revenir sur les lieux et, remettant sur le métier l’ouvrage, recommencer, réparer, restaurer, transformer. Après avoir cherché à créer le meilleur des mondes, on pourrait s’appliquer à rendre notre monde meilleur. Reprenant ce qui a été fait pour le parfaire, le compléter, le changer, faut-il alors chercher à rendre conforme une réalité que l’on n’aimerait pas à une idée nouvelle plus séduisante ? Ne faudrait-il pas prendre le temps d’apprendre à apprécier et même à aimer ce que l’on transforme pour se servir de l’existant, y compris le plus récent, comme une ressource de diversité, instaurant entre ce qui est déjà-là, même lorsqu’il semble ne rien y avoir et les modifications entreprises, une conversation ? Comme à Bègles avec la Cité Numérique, c’est la possibilité d’une sédimentation, comme un art du temps présent, qui devrait être davantage explorée.

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