Le Royaume-Uni : constitution d’un système patrimonial

La cathédrale Saint-Paul à Londres, classée Grade I. © Marc Fosh, via (link: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:St_Pauls_aerial_(cropped).jpg text: Wikimedia)
La cathédrale Saint-Paul à Londres, classée Grade I. © Marc Fosh, via Wikimedia

Le Royaume-Uni possède l’un des plus anciens systèmes organisés de protection juridique patrimoniale au monde. On peut retracer ses racines au temps de la Révolution industrielle. Au XIXe siècle en effet, au Royaume-Uni comme en France, l’opinion intellectuelle développe son appréciation de la signification des monuments et autres bien patrimoniaux : comment ils reflètent les changements sociaux, économiques et culturels, et quelles en sont leurs valeurs pour les individus, les communautés locales et la société en général.

Origine

Cette appréciation conduit à de nombreux débats polémiques à travers, par exemple, les écrits et les conceptions d’Augustus Welby Northmore Pugin (1812-1852), co-architecte du palais de Westminster et l’un des principaux partisans du néo-gothique en Grande-Bretagne. Ensuite, d’autres penseurs et écrivains de renom, tels que le polémiste John Ruskin (1819-1900) et le designer et critique d’art William Morris (1834-1896), entrent dans la mêlée. Ruskin et Morris ont des idées bien arrêtées sur le besoin de protéger le patrimoine –principalement médiéval– des restaurations lourdes. Ils déclament contre les interventions impactant la matière d’origine des bâtiments, celles employant la conjecture vis-à-vis de l’apparence supposée d’origine de ceux-ci, ou pire encore, toutes suggestions d’amélioration par rapport à l’original. Ils soulignent la nécessité d’une érudition intensive et de connaissances détaillées avant d’entreprendre tout travail sur la matière. Morris fonde en 1877 l’un des premiers groupes de pression patrimoniale au monde, la Société pour la protection des bâtiments anciens (SPAB, “The Society for the Protection of Ancient Buildings”). SPAB poursuit son travail à ce jour et conserve son manifesto, dont le refrain constant se résume ainsi : « Nous sommes de simples gardiens pour ceux qui viendront après nous ».

“The Schedule”

En ce qui concerne les biens archéologiques plus anciens, on se rend compte au XIXe siècle que des sites tels que Stonehenge (Wiltshire), Maiden Castle (Dorset) ou les pierres de Callanish (Hébrides extérieures) sont extrêmement vulnérables aux dégradations et aux détériorations. Mais le Royaume-Uni est à l’époque un pays où le pouvoir repose principalement dans les mains de propriétaires fonciers aristocrates. Les premiers efforts visant à l’introduction de protections pour ces sites archéologiques sont donc une entreprise longue et ardue - d’autant plus que les années 1870 voient une période de dépression agricole prolongée en Grande-Bretagne.

Stonehenge, en 2021. © Luke Wormald
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C’est l’attention d’un individu en particulier, John Lubbock MP (1834-1913)1 , et sa témérité à poursuivre son objectif alors qu’un projet de loi avait échoué à plusieurs reprises, qui conduit finalement à l’adoption de la loi de 1882 sur les monuments anciens, le “1882 Ancient Monuments Act”. En contraste marqué aux pouvoirs d’aujourd’hui, ces débuts emploient des outils de persuasion là où la contrainte sera ensuite introduite pour assurer la conformité. Quoi qu’il en soit, c’est un moment-clé dans l’histoire, car la loi introduit les premiers reflets du rôle du gouvernement dans la protection et la promotion de ces sites anciens.

Cette loi est donc, dans sa toute première incarnation, basée sur une approche volontaire : les propriétaires sont encouragés à protéger leurs sites. Les plans initiaux visant à inclure des pouvoirs d’achat obligatoire de sites doivent être mis de côté pour assurer l’adoption du projet de loi, et ne réapparaîtront qu’après plusieurs décennies. Cependant, l’adoption de la loi de 1882 marque, en sus de la création du premier régime de protection formalisé du patrimoine britannique, la nomination du premier inspecteur des monuments anciens, le général Augustus Pitt-Rivers (1827-1900). Elle conduit aussi au tout premier catalogue (schedule) des monuments anciens, sous un nom qui survit encore aujourd’hui (“Schedule of Ancient Monuments”). Il y aura moins de soixante-dix sites dans ce premier catalogue. Il en compte maintenant environ vingt mille.

“In care”

Il faudra attendre 1913 pour que le système de protection archéologique prenne sa forme actuelle. Cela découle d’une cause célèbre : le château de Tattershall (Lincolnshire). Acheté par un riche américain, le château devait être démantelé brique par brique et transporté outre-Atlantique pour y être reconstruit. Un tollé public et un sursis de dernière minute pour le château médiéval sont provoqués par une campagne vigoureuse de Lord Curzon of Kedleston (1859-1925), une figure majeure de l’époque. Ce dernier achètera le château, le restaurera et le lèguera au National Trust. Les implications de cette affaire sont de grande envergure. Elles conduisent à l’adoption de la loi sur les monuments anciens de 1913, la 1913 Ancient Monuments Act, qui élargit de façon significative la protection des monuments, et introduit le concept de biens patrimoniaux “sous garde” (in care) pour certaines propriétés nécessitant une gestion gouvernementale, ou tout simplement léguées par leurs propriétaires au gouvernement. Pour la première fois, ce dernier assume donc un rôle direct de propriétaire et de gestionnaire de certains des sites les plus remarquables du Royaume-Uni, et peut même dans certains cas effectuer l’achat obligatoire de propriétés à sauvegarder. En Angleterre, avec plus de quatre cents propriétés “sous garde” dont l’un des objectifs principaux est la mise à disposition aux visites publiques, ce rôle se poursuit aujourd’hui sous couvert du English Heritage Trust, avec des rôles similaires dans d’autres parties du Royaume-Uni, tels que Historic Environment Scotland en Ecosse, Cadw au Pays de Galles et le Département de l’environnement en Irlande du Nord. En Angleterre, les aspects réglementaires et consultatifs sont, pour leur part, pris en charge par Historic England.

Le Château de Tattershall, Lincolnshire, en 1860. © The Metropolitan Museum of Art, licence CC0 1.0.

“The List”

Au-delà des monuments anciens, revenons-en aux bâtiments historiques. C’est au XXe siècle que la protection de ces derniers commence dans un sens formel. Tandis que grâce aux efforts de nombreux bénévoles engagés, les toutes premières listes de bâtiments sont établies, séparément en Angleterre et en Écosse, dans les années 1930, c’est la destruction généralisée de la Seconde Guerre mondiale qui déclenche une action plus proactive.

L’adoption en 1947 de la loi sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire (the Town and Country Planning Act) marque la naissance de la première Liste de bâtiments considérés “d’intérêt architectural et historique particulier” (buildings of special architectural and historic interest), critères principaux d’inclusion à ce jour. Tout en étant une réponse aux nombreux bâtiments perdus, la Liste sert également à informer un ambitieux plan de renouvellement des villes britanniques, en tenant compte des évolutions sociales, économiques et technologiques de l’après-guerre.

Ces premières listes se concentrent sur les bâtiments antérieurs à 1700 et plus particulièrement les églises médiévales, les maisons de campagne et les édifices civiques monumentaux d’exception. Le travail est entrepris par un nombre étonnamment petit de personnel hautement dévoué qui parcourt la Grande-Bretagne de long en large, armé d’un carnet de croquis et d’un crayon, et qui dresse ainsi la première Liste. Le nom de bâtiment “listé” en découle (Listed Building) et, comme le terme Schedule cité plus haut, demeure à ce jour le terme reconnu. Les descriptions de Liste de cette époque2 sont très brèves, parfois seulement une ligne ou deux, marquant en premier lieu la simple identification de biens patrimoniaux, plutôt que d’en fournir une description complète comme il en est maintenant coutume.

Évolutions

Au cours de son histoire, le processus d’inscription (listing) a fait l’objet de nombreux débats. Un certain nombre de pertes importantes, voire honteuses, ont provoqué des mouvements d’indignation publique et une demande pour davantage de protection. Un exemple notable : l’arche d’Euston à Londres, construite en 1837. Démolie avec l’aval du gouvernement en 1959, elle marquera un nadir pour le patrimoine bâti britannique. Le scandale conduit à donner aux listes force de loi. Une autre grande perte, celle de l’usine Firestone (ouverte en 1928), un important édifice d’influence art déco et égyptien démoli en 1980, mène à une meilleure appréciation de la valeur du patrimoine du XXe siècle, jusqu’alors peu reconnu. Cet évènement conduira aussi le secrétaire d’État à l’environnement de l’époque, Michael Heseltine, à lancer un nouveau relevé national. Ce relevé sera en partie entrepris par des fonctionnaires, en partie par des architectes privés.

L’Arche de Euston, vers 1890. © Domaine Public
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À la même période, la diversité de biens et de bâtiments pouvant être inscrit dans la Liste s’élargit et la “règle des trente ans” (30-year rule) est introduite en 1987, selon laquelle seuls les bâtiments de plus de trente ans peuvent être inclus, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Deux exemples récents d’exceptions sont : le Willis Building de Foster Associates3 , complété en 1975 et listé en 1991 ; et le Lloyd’s Building du Richard Rogers Partnership4 , ouvert en 1986 et listé en 2011. Ces exemples, tous deux assujettis à la reconnaissance et à la protection patrimoniale la plus élevées de la Liste, Grade I5 , partagent certains aspects. Premièrement, leur conception et leurs matériaux emploient dans les deux cas les hautes technologies, indiquant un élargissement du langage du patrimoine à la fin du XXe siècle. Deuxièmement, tout en reconnaissant dans leur inscription à la Liste que ces deux bâtiments avaient été conçus comme des “systèmes de construction” flexibles plutôt que des objets finis et figés, Historic England souligne la valeur patrimoniale exceptionnelle de leurs innovations architecturales, ainsi que de la qualité de leur conception et de leurs choix de matériaux.

Lloyd’s of London, en 2015. © James White.
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Le patrimoine a un rôle crucial à jouer dans les années et décennies à venir pour développer une société durable, autant d’un point de vue culturel, que scientifique et matériel. La reconnaissance de ce rôle passe par un dialogue constructif entre tous les acteurs du processus, des mondes de la conservation et de l’architecture contemporaine. Ce type de dialogue peut être entrevu en 2013 dans la remise du Stirling Prize, un prix d’architecture contemporaine, à Witherford Watson Mann pour leur projet d’intervention hybride à Astley Castle en Angleterre. Bien que reconnu largement pour son intervention contemporaine, le projet traite avant tout de stabilisation et de conservation d’une ruine du XVIe siècle listée Grade II* au sein d’un site catalogué Scheduled Monument, pour apporter un bien patrimonial bâti dans un nouveau millénaire.

Conclusion

Comme dans de nombreux pays européens, le régime de protection du patrimoine au Royaume-Uni fonctionne sous une forme ou une autre depuis près d’un siècle et demi. Au cours de cette période, il est passé d’environ cinquante sites, tous soi-disant “archéologiques”, à plus de quatre cent mille biens et bâtiments de périodes et de caractères divers. Les types de sites ajoutés, au-delà des bâtiments et des monuments, incluent désormais aussi des paysages, des champs de bataille, des parcs et des jardins historiques.

Cet élargissement de ce qui peut être protégé est un signe de l’importance du système. En plus de son rôle clé dans la planification et de la gestion de changements environnementaux, au sens le plus large, la Liste est également une ressource d’éducation et de recherche extrêmement précieuse. Les évolutions technologiques signifient que les jours du bloc-notes et du crayon ont maintenant été remplacés par un appareil photo numérique, un ordinateur et un téléphone portables. Mais les compétences nécessaires à l’identification et à l’analyse des valeurs et de la signification, pour ensuite pouvoir effectuer des recommandations en fonction de ces dernières, demeurent au cœur du travail.

Liens internet :

The National Heritage List For England

The Principles for Selection for Listed Buildings (2018)

The Principles of Selection for Scheduled Monuments (2013)

Stonehenge, the Avenue, and three barrows adjacent to the Avenue forming part of a round barrow cemetery on Countess Farm, scheduled ancient monument (1882)

Tattershall Castle, listing grade I (1966)

Willis building, listing grade I (1991)

Lloyds Building, listing grade I (2011)

Astley Castle, listing grade II* (1952)

Astley Castle moated site, fishponds, garden remains and Astley College’, scheduled ancient monument (1994)

  1. Plus tard premier baron Avebury
  2. tels que le château de Culzean en Écosse, de Robert Adam, ou Buckingham Palace.
  3. aujourd’hui Foster and Partners
  4. aujourd’hui Rogers Stirk Harbour + Partners
  5. au même niveau que Buckingham Palace et la cathédrale St Paul à Londres
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