L’économie politique des labels

Le champ du patrimoine est aujourd’hui dominé par l’existence d’un nombre croissant de labels, d’ordre public ou privé, de dimension locale, nationale ou internationale, au point que, pour bien des personnes, il n’existe de patrimoine, qu’une fois ce dernier reconnu par une instance.

S’il n’existe pas de Star Academy des monuments, de plus en plus nombreux sont les top ten ou les top 50 !

Avantages des labels

Le premier avantage de la labellisation est de désigner ce qui mérite attention et conservation. Si elle n’existait pas, ce besoin serait au mieux reconnu de manière spontanée et ses perspectives de conservation seraient des plus incertaines. Si les débats et contestations ne disparaissent pas avec la labellisation, ils ne peuvent qu’être exacerbés en son absence. Un deuxième avantage réside dans l’information apportée par ce classement aux visiteurs ou aux utilisateurs potentiels du patrimoine. Face à des biens nouveaux, les demandeurs ne peuvent connaître leur satisfaction qu’après avoir fait l’expérience de leur consommation, d’où l’expression de biens d’expérience. Leur décision, difficile, est facilitée par les marqueurs où labels, qui garantissent une certaine qualité du bien et réduisent a priori l’incertitude qui résultera d’une première expérience.

La mobilisation des habitants et communautés d’un territoire constitue un autre effet possible de l’inscription sur une liste. Le patrimoine culturel est souvent loin d’être
reconnu par ceux-là mêmes qui vivent à proximité, ce qui ne suscite ni l’attention ni les efforts qu’ils pourraient investir en sa faveur, surtout s’il ne renvoie pas à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes ou de leur communauté. Les labels cherchent donc à produire cette attention, qu’il s’agisse du label du Patrimoine mondial ou en France de celui des Villes et Pays d’art et d’histoire. Un dernier avantage réside dans la dimension de réseau que constitue un label. En s’associant à travers un même label, des monuments ou des sites organisent en commun leur information, des services de gestion, le partage de coûts fixes, etc. tels les Grands Sites de France. Ce n’est pas nouveau et les routes et itinéraires ont de tout temps été fondés sur ces principes de mutualisation et de partage.

Les dérives attachées aux labels

Le problème n’est donc pas l’intérêt d’un label. Il commence avec la fiabilité qu’on peut lui prêter et il se poursuit avec les recherches de rentes qu’il suscite. La valeur d’un label dépend en effet de sa qualité intrinsèque, de la manière dont il est accordé et retiré. Or la multitude des labels peut laisser croire à une qualité qui n’existe pas toujours, faute de procédures de détermination rigoureuse. En outre, la non-révision régulière des labels
dans le temps peut les conduire à recouvrir des situations divergentes et hétérogènes (par exemple en France le label des Pôles économiques du patrimoine).

L’existence d’un label peut aussi susciter l’émergence de comportements négatifs ou d’effets d’aubaine. Certains opérateurs, connaissant l’effet d’appel exercé par un label, escomptent tirer de ce marché des rentes importantes en imposant un mauvais rapport qualité-prix des services offerts à des consommateurs peu avertis, mais attirés par la célébrité du site1 . Ils ne craignent guère de sanction à court terme (nombre de visiteurs ne reviendront pas) mais, à long terme, la dissémination de la mauvaise image des services disponibles, notamment par le mécanisme du bouche à oreille, risque de leur nuire.

Limiter les risques de la labellisation

Pour prévenir les effets négatifs, on peut limiter la durée d’attribution dans le temps quitte, après examen, à le renouveler ou non. Si, dans un premier temps, un label sécrète des effets positifs en soulignant l’intérêt d’une nouvelle ressource, les comportements négatifs peuvent apparaître par la suite au point de l’emporter sur les premiers. Toute protection est assimilable à une barrière à l’entrée : on peut craindre qu’avec le temps ce qui protégeait vis-à-vis d’agressions externes finisse par devenir une base à partir de laquelle on peut exercer des effets de domination2 . Cette perspective se heurte toutefois à un problème
majeur : lorsque les critères sont fondés sur des valeurs reconnues comme exceptionnelles, il n’y a alors aucune raison de remettre l’existence de telles valeurs en cause au titre de comportements qui n’ont rien à voir avec elles. On ne voit pas pourquoi un édifice prestigieux perdrait sa qualité parce qu’autour de lui des acteurs économiques adoptent des comportements indélicats.

Une autre solution consisterait à décerner deux labels à la fois : l’un fondé sur des considérations essentielles qui n’ont guère de raisons de changer dans le temps et dont le retrait n’est guère concevable ; l’autre, résultant des comportements positifs qu’on en attend et qui peut donc être retiré si la situation se modifie. Ainsi pourrait- on reconnaître deux labels décernés simultanément mais dont le destin ne soit pas systématiquement lié : un label de reconnaissance intrinsèque du patrimoine culturel ; un label de la contribution du patrimoine culturel au développement.

Une dernière solution consisterait à allouer différents labels selon le stade de la filière de l’offre des services que l’on peut retirer du patrimoine. Ainsi peut-on donner d’un côté un label à un paysage culturel et de l’autre côté définir des labels pour ceux qui offrent les services requis pour utiliser ce paysage, phénomène classique dans l’offre touristique rurale dans les Alpes dès les débuts du XXe siècle. À ce moment-là, le premier label joue un rôle d’information sur les qualités intrinsèques prêtées au patrimoine et le second se concentre sur la qualité des services correspondants, leur ensemble offrant une information pertinente pour aider le visiteur à faire ses choix. Ces deux systèmes doivent alors rester indépendants l’un de l’autre. À défaut de découvrir un système optimal, on peut au moins admettre une certaine relativité des listes ou même un cycle de vie de la liste. Une liste ne peut garder son sens indéfiniment et tout système de classement a vocation à être remplacé dans le temps par d’autres systèmes tenant compte des expériences réalisées. Le meilleur système serait ici d’admettre une sorte de compétition entre les listes, les unes offrant une pertinence que ne présentent plus des listes déjà anciennes. Il peut en résulter un certain encombrement et une difficulté augmentée en matière d’information. Mais cela peut aussi témoigner d’une adaptation en douceur face à des environnements changeants et à la nécessité de prendre en charge de nouvelles valeurs non perceptibles à l’avance.

Xavier GREFFE
Professeur d’économie, Sorbonne

  1. 1 Bercès-Sennou F., Bonremps Pn., & ReauLLart V., (2004), The economics of private label: a survey of the literature, The Journal of Agriculture and Food Industrial Organization, The Berkeley Electronic Press, Vol 2. article 3, pp. 1-28.
  2. L’industrie de l’hospitalité peut en effet avoir tendance à exercer des pressions sur la qualité officiellement conférée à un paysage culturel car si elle y voit une source de recettes à venir, elle y voit aussi une contrainte souvent lourde sur les normes de qualité à respecter !
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