La « loi littoral » serait-elle encore trop moderne ?

Plage de La Rémigeasse (Dolus d’Oléron). © A-C Dumas.
Plage de La Rémigeasse (Dolus d’Oléron). © A-C Dumas.

La loi « Littoral » est sans doute l’une des premières lois de gouvernance, au sens contemporain du terme. Cela confirme l’originalité extrême de son inscription dans la logique du vivant, que démontre sa vitalité persistante, au rythme des évolutions sociales, politiques et économiques, illustrée par la promulgation de la loi ELAN en juillet 2018.

Elle a sorti la géographie des rivages d’une sorte de clandestinité politique que lui conférait sa vocation originelle de domaine public, confortée par l’ordonnance de Colbert, « territoire du vide »1 affecté à la défense des frontières maritimes.
Elle consacre la place prise par le « désir de rivages »2 dans l’imaginaire des français au point de figurer comme une sorte de garde-fou des excès qu’il inspire.
À l’examen de son dispositif institutionnel, elle apparaît tantôt comme « une vaste ambition d’animation démocratique »3 , tantôt comme un épouvantail imprévisible sorti de la boite de Pandore politico-administrative.
En revisitant rapidement d’abord les fondements qui l’ont inspirée, puis en évoquant les enjeux à l’occasion desquels elle est mise en débat, on appréciera la dynamique quasi biologique qui depuis son apparition lui a permis d’accomplir sa mission « d’aménagement, de protection et de mise en valeur »4 du littoral. Elle tire sa vitalité d’une disposition originale, l’opposabilité directe à toutes les décisions et projets sur le littoral qui contreviendraient aux principes qu’elle établit ; voilà une pédagogie sans cesse renouvelée du lien entre pouvoir et responsabilité qui lui permet d’affronter victorieusement les tribulations de ses adversaires aussi bien que parfois le totalitarisme de ses affidés

I

La loi Littoral procède d’un état d’esprit novateur à l’écoute de la transformation d’une société progressivement consciente de la fragilité des quatre éléments, la terre, l’eau, l’air et le feu constituant notre monde, et regardés comme infinis, sans doute en résonance des débats mondiaux sur le développement durable ou non…
Il faut se souvenir du premier rapport du club de Rome et du premier « sommet de la terre » à Stockholm en 1972, année justement où est voté le Costal Zone Management Act aux États-Unis déclinant le principe d’une gestion intégrée de la zone côtière entre protection du milieu naturel et développement économique.
L’inscription du territoire comme « patrimoine commun de la Nation » à l’article premier du nouveau code de l’urbanisme issu des lois de décentralisation de 1983 précède à peine la présentation de la loi à l’Assemblée Nationale par M. Guy Lengagne, Secrétaire d’État à la mer le 22 novembre 1985 :
« Le littoral est indispensable à certaines activités économiques (…) Comment concilier dans la même baie plaisance et cultures marines ? Comment satisfaire la demande d’urbanisation pour accueillir des populations permanentes ou saisonnières tout en préservant les espaces agricoles ou naturels ? (…) Le littoral dont dispose notre pays est un atout qu’il faut préserver tout en tirant parti au maximum de ses potentialités : le projet de loi sur le littoral est plus un texte de liberté qu’un texte de contrainte. Il vise, en même temps, à renforcer la démocratie et la transparence dans la vie littorale ( … ) les orientations générales peuvent être résumées par cinq mots clés suivants : clarification, protection, développement, transparence, ouverte à tous. »
On ne saurait mieux dire que cette loi trace le cheminement vers la gestion intégrée des zones côtières à l’œuvre aujourd’hui dans de nombreuses régions du monde. Son application repose sur une vision partagée du présent et de l’avenir, chacun des acteurs ayant fait l’effort d’expliciter ses ambitions et d’ajuster ses projets en fonction des attentes des autres partenaires.
Encore faut-il préciser qu’elle est l’un des avatars d’une réflexion politico-administrative appuyée sur une démarche prospective singulière, dont les autres « fruits » s’échelonnent depuis la loi de 1975 créant le conservatoire du Littoral, la directive du Premier Ministre du 4 août 1976, la loi du 31 décembre 1976 qui, pour ouvrir au public le sentier des douaniers, autorise l’expropriation de propriétés privée en bordure de mer sur une largeur de 3 mètres, la Directive ministérielle dite d’Ornano sur l’aménagement du littoral du 25 août 1979…
Ces innovations sur le traitement du littoral expriment les deux mêmes principes de méthode :
-une approche géographique concrète distinguant les paysages des rivages selon leur nature physique et biologique, l’estran, les dunes, les falaises, etc… et leur proximité de la mer ainsi que selon les usages dont ils sont l’objet.
-l’association des parties prenantes pour élaborer les règles permettant d’organiser la vie à l’échelle élémentaire du territoire littoral en fonction de ces caractéristiques
et donc, au départ, les communes, quitte à élargir ce premier cercle à la mesure de l’évolution des enjeux.
Malgré ces fondements communs, l’inscription dans la réalité institutionnelle se fera très différemment selon le poids de l’héritage jacobin, évidemment plus prégnant par exemple dans l’administration traditionnelle que sur un organisme nouveau-né et dépourvu d’un quelconque pouvoir autonome de décision comme le Conservatoire du littoral.
Paradoxalement, les faiblesses de ce dernier, voué sans recours à une gestion intégrée et partagée des problématiques littorales sont devenus des atouts porteurs de crédibilité puis d’influence.
Il y est parvenu, d’une part, à cause de la nécessité de choisir, parmi les opportunités foncières envisageables, celles qui correspondraient le mieux au désir de rivage du public tout en se forgeant une expertise de la réhabilitation et de la gestion par les collectivités locales qui permettra de contribuer à relever leur « challenge de protection » et, d’autre part, en transformant la relation obligée avec ses partenaires en réseau de soutien… On a pu en voir la preuve lors du soutien sans défaut des élus du littoral (ANEL) pour contrer le projet de l’État de faire « absorber » le Conservatoire du littoral par la future agence de la biodiversité…
Peut-être pourrait-on dire que l’application de la loi littoral qui reposait sur les mêmes principes a été d’abord entravée par son caractère innovant en rupture avec le fonctionnement classique de l’État : la quasi exclusivité des missions était en quelque sorte compensée par l’absence de doute sur l’autorité sans guère de partage dont il disposait aux yeux de l’ensemble de ses partenaires institutionnels, des acteurs économiques et de la société civile.
La décentralisation qui accompagne la naissance de la loi sur le littoral a été souvent vécue comme un traumatisme par les services de l’État, que les préoccupations environnementales venaient à peine d’atteindre en dehors des administrations responsables du patrimoine. La confiance réciproque n’était pas de mise, au point que l’on a pu présenter la loi Littoral comme une sorte de méthode de revanche assurant le contrôle de l’action des collectivités.
La lenteur de la mise en place des textes nécessaires à l’application de la loi (dix-huit ans au total !) et aussi de l’élaboration d’une interprétation partagée des concepts d’une loi qui exigeait un changement de vision sur la perspective d’aménagement du littoral, ont joué un rôle certain sur la perception négative des obligations qu’elle sous-tendait.
Dans la mesure où s’amorçait une transformation de la société vers les valeurs environnementales et la démocratie participative, les réticences parfois convergentes des administrations de l’Etat et des collectivités territoriales sur une politique conciliant aménagement protection et mise en valeur du littoral ont eu un effet avéré pour développer la mobilisation de la société civile, des associations aux citoyens ordinaires.
Dans le même temps, la réussite du Conservatoire du littoral mettant à la disposition du public les terrains achetés et remis en gestion aux communes illustrait l’intérêt des espaces naturels sur le littoral.
L’opinion publique s’affirme protectrice du littoral et, en dépit des nombreux contentieux liés à son application, cela ne se dément pas, au contraire, avec le temps qui passe, comme le montrent les sondages :

En 2006, 45 % des sondés connaissant la loi Littoral demandent plus de rigueur dans son application, tandis que 48 % suggèrent de la renforcer par de nouvelles dispositions encore plus protectrices. Seuls 4 % estimaient utiles de l’assouplir.

Ce même type de sondage en 2014 renvoie une appréciation encore plus forte. Ainsi, plus de 90 % des Français estiment qu’il ne faut pas assouplir la loi Littoral qui a permis, estime une large majorité d’entre eux, de lutter efficacement pour la protection des rivages.
Selon cette enquête, 91 % des personnes interrogées jugent qu’il faut maintenir en l’état la loi votée en 1986 pour « éviter le bétonnage des côtes » et « préserver les espaces naturels », contre 9 % seulement favorables à son assouplissement pour soutenir l’activité économique. Pour 59 % des Français soit une hausse de 6 points en huit ans, la loi a réussi à protéger les rivages, contre 41 % d’entre eux qui estiment qu’elle n’a pas suffi à limiter l’urbanisation des côtes. Parmi les habitants du littoral (résidant à moins de 10 km des côtes), 52 % considèrent qu’elle a permis de protéger efficacement le littoral.
À l’actif de la tradition jacobine de l’État, il faut cependant mettre la continuité de sa vocation de gardien de l’autorité des normes, dont le Conseil d’État, au moins, a assuré une pédagogie constante qui, même si elle n’a pas toujours été rapidement comprise, a maintenu l’équilibre qui figurait dans l’architecture de la loi littoral.
L’obstination de la haute juridiction à énoncer les principes d’une appréciation tenant compte de la géographie diverse des territoires pour adapter la rigueur de l’interprétation des concepts énoncés par la loi, finit par porter ses fruits : La juxtaposition des trois décisions sur le sort à réserver à l’appréciation de la densité urbaine, les deux premières quasi simultanément en 1999 pour montrer les bornes du choix aux deux extrêmes possibles l’une à Fouras en Charente Maritime et l’autre à Bidart dans les Pyrénées- Atlantiques, la troisième en 2005 « Soleil d’or » sur la Méditerranée5 pour corriger les erreurs de lecture de la seconde et l’ignorance de la première, le démontre à l’envie….

II

À ces difficultés d’inscription dans la réalité administrative du territoire s’ajoute le contexte économique et social auquel la loi sur le Littoral est confrontée ; les enjeux auxquels elle doit répondre deviennent de plus en plus complexes et pèsent sur sa mission :
La démographie du littoral démontre sans relâche son attractivité raréfiant les possibilités de s’y établir facilement et suscitant chez ses habitants traditionnels des complications croissantes pour trouver les terrains nécessaires à leurs activités et à leur logement.
Entre 2009 et 2014, les communes littorales métropolitaines ont représenté 11 % de la croissance démographique des départements littoraux. La densité de population y est 2,5 fois supérieure à la moyenne nationale.
D’après les travaux de l’Insee datés de 2017, la population des départements littoraux métropolitains pourraient gagner 3,3 millions d’habitants (+ 14,1 %) entre 2013 et 2050, en particulier sur l’arc Atlantique et en Occitanie. Sur la même période, les départements non littoraux ne devraient voir augmenter leur population que de 11,5 %.
Selon ce scénario, les départements littoraux pourraient concentrer 39 % de la population française en 2050 et atteindre près de 8,7 millions d’habitants (métropole et Outre-Mer).
Ce dynamisme a des conséquences en termes d’équilibre et d’équité :
-En 2016, le prix de vente au mètre carré des terrains à bâtir en secteur diffus (hors lotissements) est de 127 € dans les communes littorales. C’est 54 % plus élevé que le prix moyen métropolitain estimé à 82 €. Les terrains y sont, par ailleurs, plus petits que la moyenne hexagonale, 734 m² contre 939 m². Le littoral se distingue aussi de son arrière-pays où les terrains sont un peu plus grands et ont un prix au m² de 85 € légèrement inférieur…
Entre 2006 et 2016, le prix moyen des terrains a nettement progressé en bord de mer.
Dès lors, faudrait-il s’étonner de ce qu’en 2016, la part d’acheteurs parmi les artisans, commerçants et chefs d’entreprises soit 39 % plus élevée sur le littoral que la moyenne et, celle des ouvriers, 33 % plus faible ?
À souligner, les retraités regroupent 12 % des acquéreurs dans les communes littorales, soit le double de la moyenne métropolitaine.
D’ailleurs en 2050, plus du tiers (35 %) des habitants des départements littoraux de métropole auraient plus de 60 ans. Leur part doublerait en outre-mer et passerait de 15 % en 2013 à 27 % en 2050.
Les conflits d’usages s’y déplacent également appelant un développement et une coordination des planifications terrestre et maritime des usages et des projets. Et que dire de la multiplication des dangers nés autant de l’afflux des candidats à une résidence sur le littoral que de la méconnaissance des risques naturels liés par exemple à l’érosion ou à la submersion…
Une vigilance attentive sur l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral serait capable de trouver des réponses à ces différentes problématiques.
Certes, la loi sur le littoral est une loi de gestion intégrée qui suppose que la réflexion se fasse aux échelles pertinentes et les concepts qu’elle propose instituent des hiérarchies de qualité entre les différentes zones et natures de rivage.
Sa mise en œuvre repose sur les deux principes de méthode que sont l’approche géographique et l’association des acteurs à l’élaboration des règles adaptées aux particularités de leurs territoires.
Le dispositif de la version initiale de la loi est claire là-dessus, même si en fait les réticences à le mettre en œuvre, tant de la part de l’État que des collectivités territoriales, pour des motifs différents, ont conduit à le méconnaître, sinon à l’ignorer.
Le principe de subsidiarité des règles lorsqu’elles sont définies de manière concrète appropriée à la géographie du territoire y est prévu explicitement. Depuis les prescriptions régionales qui auraient dû préciser les modalités d’application de la loi jusqu’aux documents d’urbanisme au niveau communal, il y a pleine latitude d’écrire la déclinaison de recommandations qui figurent dans la loi : le « soi-disant » caractère « flou » des concepts n’attend qu’une précision locale fidèle, non seulement à la loi, mais aussi à la particularité et à l’esprit du lieu où il doit se traduire, la référence culturelle figurant expressis verbis dans la loi.
Cette invitation à la transcription méconnue de bonne foi, voire de temps en temps de mauvaise foi, est assortie d’une sanction originale : si la transcription trahit l’esprit de la loi , celle-ci s’applique directement à l’objet même de la transcription, document réglementaire, projet ou réalisation de travaux… et le rend inopérant car illégal ! L’objectif de la loi est l’élaboration d’une stratégie partagée, définie aux échelles géographiques choisies.
Des péripéties ont accompagné la compréhension progressive de cette ouverture à la prise directe de responsabilité dans l’interprétation de la loi.
S’il n’y jamais eu de prescriptions régionales, il y a eu des directives territoriales d’aménagement et des schémas d’aménagement régional d’outremer qui ont joué le même rôle de précision des modalités d’application territorialisée, à une échelle laissant toute leur place aux ajustements locaux, pourvu qu’ils satisfassent aux principes énoncés par la loi.
En parallèle, la pleine mesure des réalités géographiques, y compris celles du littoral, a progressivement conduit à élargir au niveau intercommunal l’appréciation des solidarités et des potentialités du développement.
La Loi pour une nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) du 7 août 2015 tend à simplifier l’organisation territoriale au service d’une plus grande efficacité.
« Cette réforme de notre organisation territoriale ne remet pas en cause, dans son principe, la place de l’État dans les territoires. Sa représentation au niveau local est toujours regardée comme indispensable pour mettre en œuvre les politiques de l’État à l’échelon territorial, pour articuler l’action de l’État et des collectivités territoriales au plus près du terrain et pour garantir l’unité de la République et l’effectivité du principe d’égalité devant la loi. Le bilan des récentes réformes dresse le constat d’une décentralisation plus poussée et mieux structurée – telle était du moins son ambition – qui modifie cependant en profondeur l’équilibre des relations entre les collectivités décentralisées et les services de l’État» déclarait le vice-président du Conseil d’État en mai 2018.
La responsabilité des élus s’est amplifiée dans la mesure où ils ont su apprécier les échelles pertinentes pour élaborer les stratégies nécessaires au développement durable du littoral.
Le principe de l’opposabilité directe tel que prévu par la loi Littoral peut alors trouver une déclinaison responsable à l’échelle d’un regroupement intercommunal qui élaborerait un schéma de cohérence territoriale reprenant sous une autre forme l’idée des prescriptions régionales., la sanction restant la même en cas de trahison…
Dans une certaine mesure c’est le parti pris amorcé par la loi ELAN promulguée le 24 novembre dernier confiant à ces documents d’urbanisme le soin de préciser les modalités d’extension de l’urbanisation en continuité des agglomérations et des villages sur le littoral ainsi que la densification des hameaux.
Bel exemple d’une adaptation à l’évolution sociale et politique au terme d’une pédagogie de plusieurs décennies pour que soient assumées au plus près des citoyens et sous leur surveillance les responsabilités de sauvegarde du bien commun.

  1. Alain Corbin »Le territoire du vide : l’occident et le désir de rivage » Flammarion 1988
  2. Alain Miossec « trente ans après que retenir de la loi Littoral ? »
  3. Titre et Article 1 de la loi du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral.
  4. cf thèse d’A. Joveniaux Les enjeux géopolitiques de l’action du conservatoire du littoral, la politique de protection des espaces naturels littoraux français : réalités et perspectives.
  5. Conseil d’État n°189941, n°178866 et n°n°26431541.
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