Saint-Malo intra muros, une reconstruction à l’identique ? (1/2)

- Saint-Malo Intramuros reconstruit, au premier plan le Fort National, 2011. © Laurent Mignaux – Terra
Saint-Malo Intramuros reconstruit, au premier plan le Fort National, 2011. © Laurent Mignaux – Terra

« Ce qui est remarquable dans une ville, c’est que telle forme est ainsi parce qu’elle est en alliance avec d’autres formes. Elle est conditionnée par l’extérieur. Le dehors se fait la raison du dedans. L’un et l’autre ne s’opposent pas : ils sont complémentaires. »
Henri Gaudin, qui travailla dans l’atelier Arretche, in « Fontevraud, l’architecte et la modernité », 303 Arts, Recherches et Créations, 2001.

La reconstruction de Saint-Malo intramuros 1945-1971,
un modèle de « reconstruction à l’identique » d’un centre historique réinventé

Cet article est issu d’un mémoire de DEA d’histoire des formes urbaines et architecturales et a donné lieu à un article dans la revue italienne Storia Urbana n° 155, avril 2017. Ainsi, je remercie Maria Rosaria Vitale et Franca Malservisi, historiennes, à l’origine de cette commande dans cette revue de prestige, pour leur autorisation à publier cet article raccourci en version française afin de faire profiter des enseignements de cette recherche aux lecteurs de la Pierre d’Angle.

La cité détruite et le déblaiement, septembre 1945. © André-Louis Guillaume-Terra.

Des architectes en chef

Août 1944. La ville de Saint-Malo, fameuse cité pittoresque, située à l’entrée de la Bretagne est assiégée par les Américains qui pensent que la place est occupée par une importante garnison allemande. En dix jours, un incendie porté par les vents du nord ravage la ville. Le sinistre est brutal. « Martyr » écrit-on dans la presse qui se fait l’écho du traumatisme.

Dans la ville libérée, Raymond Cornon (1908-1982) architecte en chef des monuments historiques constate l’ampleur de la dévastation, sûrement la plus grande de toute son histoire après la grande brûlerie de 1661. Intramuros est détruite à 80 %. Sur les 865 maisons, 683 sont touchées.
La ville médiévale se fonde sur un rocher haut de 15 mètres à l’embouchure de la Rance, relié à la terre ferme par un cordon dunaire, le sillon, qui, maçonné au XVIIIe, protège de la houle marine un immense havre permettant l’échouage des navires. La Cité dont la fortune est faite au XVIIe siècle grâce au commerce de la compagnie des Indes et à la course aux armements, consolide ses murs de défense qui la contraignent à la densité.

Plan ancien période XVIIIe siècle, effectué par Pariset, 1905
Maison Dugay-Trouin, type ancien avec placage bois en façade. Détruite pendant la guerre. Carte postale.

Autour du Pourpris, emplacement d’un monastère de bénédictins, où s’installent les écoles, l’hôtel de ville, la sous-préfecture, de hautes maisons étroites sans confort sanitaire, percées de puits de ventilation, où les vis d’escalier encordées par des « tire-vieilles », laissent filer les venelles irrégulières et étroites assombries par les encorbellements des façades.

À l’axe des quais, depuis la Grande Porte, la Grande Rue mène à la cathédrale. Au sud et au nord-est, là où la grève le permet, Garangeau, ingénieur de Vauban, réalise les accroissements qui se distinguent par leur maille rigoureuse. Depuis la promenade des remparts et du môle, s’étire une baie maritime semée de récifs, site admirable qu’aucune guerre n’a pu anéantir.

Au sud d’Intramuros, la ville de Saint-Servan se dote d’un plan d’embellissement dès le XIXe siècle. À l’ouest, sur le littoral, incités par les lois de 1919 et 1924, le cabinet de géomètres Danger et l’architecte local néo-régionaliste Yves Hémar dessinent un plan d’embellissement pour la station balnéaire de Paramé, dont les principes feront enseignement pour le plan général à venir des années 1960. La cité malouine, enserrée dans son carcan de pierre, qui se satisfaisait de son caractère exotique, n’avait pas cru à l’utilité de s’atteler à moderniser son tissu urbain constitué de ces immeubles en bois ou de tout-venant, qui ne pourront résister à la destruction et aux déblaiements qui ont suivi le sinistre.

Même si le parc de logements était dans un état déplorable, les conditions de relogement des quelques 2 000 habitants de la vieille ville ont été facilitées par les villas vides de la station balnéaire. Des centaines de baraquements, pour les plus démunis et les ouvriers des chantiers, sortent de terre dans les faubourgs, sur les territoires de compensation inaugurés en avril 1946, les « cités malouines de Courtoisville et de Rocabey ».

Deux services de l’État, celui des Ponts et Chaussées et celui des monuments historiques dirigé par Cornon, s’affrontent au milieu des décombres.1 Le premier procède au déminage et évacue les gravats. Ils pourront servir à la reconstruction, comme réemplois, remblais ou moellons à bâtir, palliant la pénurie de matériaux. L’autre fait l’inventaire des vestiges et tente de sauvegarder le maximum de maisons, contrant la tabula rasa que les ingénieurs désirent établir pour reconstruire la ville.

Plan Archéologique, Raymond Cornon, 4 juillet 1945.

Sur les 130 dossiers de sauvegarde proposés à la commission nationale, seulement 33 seront approuvés puis inscrits sur la liste de l’inventaire en février 1946. Après trois ans de nettoyage, la structure inversée des îlots se livre par les caves à ciel ouvert.

En octobre 1944, Marc Brillaud de Laujardière, prix de Rome, est nommé urbaniste en chef pour réaliser le Plan de Reconstruction. Pour évaluer les dommages de guerre, les architectes et géomètres agréés par le MRU, doivent établir un état de l’existant avant destruction.

Plan état des lieux avant-guerre – cabinet de géomètres Danger, 1945

Les droits de propriété des sinistrés - dont certains préfèrent quitter le rocher - sont étudiés, le parcellaire remembré et redistribué entre les futurs dédommagés organisés nouvellement en copropriétés et associations.

Comment reconstruire ? Immédiatement, le caractère exceptionnel d’Intramuros, avec ses remparts préservés, la place hors des rivalités des immenses chantiers que représenteront les autres villes détruites. Sous le postulat du devoir “d’accompagnement” et de “respect de l’harmonie” inscrits dans son dossier justificatif, Brillaud pose les bases d’un compromis entre l’ancien et le nouveau qui fera consensus pour le long terme et qui a déjà fait ses preuves lors des concours institués par le gouvernement de Vichy à Giens ou à Orléans. La stratégie urbaine est conventionnelle : le tracé ancien est élargi, quelques perspectives monumentales mettent en valeur la cathédrale. Puis, comme dans la plupart des autres villes reconstruites, Saint-Nazaire, Le Havre, il réorganise le maillage viaire en privilégiant l’axe routier. Ignorant la référence aux bassins maritimes qui l’ont fait naître, la ville est refondée. La voiture entre dans la Cité par la porte Saint-Vincent, nouvelle porte principale, la réorientant sur ses fonctions économiques, paysagères et touristiques liées à l’attractivité littorale.

Premier immeuble ISAI par Puthomme, architecte et urbaniste en chef, associé de Brillaud de Laujardière, qui prend sa suite. © MRU Terra.

Raymond Puthomme, adjoint et associé de Brillaud parti reconstruire Caen, est le nouvel urbaniste en chef de la ville. En janvier 1947, le chantier du premier ICE (immeuble collectif d’État) est inauguré. Les Malouins attaquent cette nomination pour plébisciter le vieil architecte Hémar, qui a beaucoup œuvré sur la côte d’Émeraude. Ce régionaliste défenseur des traditions populaires qui a sympathisé avec les milieux nationalistes, ne peut correspondre au profil recherché par le MRU. Pour échapper au bal des intérêts égotistes qui attise les querelles locales, son choix se porte sur Louis Arretche (1905-1991), formé à l’école des Beaux-arts de Paris dans l’atelier Gromort où il devient chef d’atelier après son diplôme en 1937, et alors urbaniste en chef des villes de Coutances et de Dinard sur la rive opposée de la Rance.

En mai 1947, Arretche prend les rênes du chantier de la ville Intramuros à peine amorcé. Quelques mois plus tard, Guy La Chambre, descendant d’une famille fortunée malouine, ancien maire de Saint-Servan, député d’Ille-et-Vilaine, ancien ministre d’État, est élu maire.
La reconstruction est incarnée. L’engagement de la maîtrise d’ouvrage, le maire et ses deux architectes en chef, Arretche et Cornon, font oublier que la première pierre fut posée avant leurs nominations.

Sous leur égide, « l’exécutif de la Reconstruction » mène efficacement les stratégies nécessaires à la résurgence de la Cité. Autour d’eux, l’ingénieur des Ponts ; l’architecte de la ville de Saint-Servan, André Murat, nommé également adjoint d’Arretche ; Henry Auffret, qui a tout juste 26 ans en 1945, formé aux Beaux-arts de Paris et ayant fréquenté les ateliers d’Hémar et de Cornon, architecte de la ville ; et les représentants des associations de remembrement et de commerçants, acteurs incontournables, qui sont aussi suppléants du maire à la présidence de l’association syndicale de la Reconstruction (ASR) qui se créée en 1948. La rénovation de la Cité implique en effet une répartition domaniale et un nouveau linéaire de vitrines fortement partagés.2

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  1. Témoignage de R. Cornon, « lettre sur La reconstruction de Saint-Malo », SHASM, 1980.
  2. H. Auffret, « La Reconstruction de Saint-Malo », SHASM 1996.
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