Techniques contre humanisme

« D’où partons-nous ? »
Invitation à comprendre les racines des malaises contemporains et les déviations de civilisations pour traiter de questions aussi profondes que le milieu « naturel ? » qu’habiteront nos descendants.

Décrivons d’abord le mot habiter, plein de sens, d’expériences, d’erreurs et de culpabilités… Récemment il s’est dévêtu de la richesse de sa signification en inventant le mot-valise “logement”. Il est devenu un espace “détaché” de la nature, autistique, attribué à une “assignation à résidence”, donc sans lien avec un paysage. Un paysage est un milieu tissé de relations historiques, mutuelles, sentimentales, cultivées. Raymond Camus est l’inventeur du préfabriqué en usine, sur une chaîne fordiste, d’espaces dans lesquels “séjourner” -le mot “habiter” étant trop complexe pour qualifier ces espaces. En Allemagne, ceux-ci ont même perdu le “mot” qui les fait exister. Ils ne s’appellent plus que WB Siebzich.

L’hospitalité et l’humanisme

L’humanisme issu de l’hospitalité, cette vertu antique née avant le langage, était l’équilibre instinctif des hommes encore proches de l’animal ; ces derniers vivaient en hordes, bandes, tribus, meutes. L‘“hospitalité” avait humanisé leurs comportements innocemment sauvages : elle est devenue “humanisme”. L’humanisme fluctuait et réapparaissait au cours des grandes périodes de prises de conscience, jusqu’à l’universalisation technique et marchande de l’humanité et son actuel suicide collectif.

Un récit anthropologique

Dans les “premiers temps”, nous, les hominidés, nous vivions comme nos cousins les animaux : nous possédions cette cohésion de groupe (les loups ne se mangent pas entre eux) ; c’était l’hospitalité, devenue plus tard, l’humanisme. L’hospitalité s’est réfugiée dans notre cerveau reptilien qui est encore celui de l’instinct de la décision. Lorsque nous étions préhistoriques, chasseurs, cueilleurs et promeneurs, nous avons très lentement inventé une première technique admirable, l’agriculture. Celle-ci nous a imposé la sédentarisation qui a spontanément fait naître un urbanisme de village. Mais qui a aussi, dans le même
temps, initié le “fordisme”, en installant des fabriques centralisées de silex. Et, simultanément, le “taylorisme”, puisque la population s’est divisée en métallurgistes et en
paysans. L’homme est entré alors dans la modernité et a dû inventer le marché, les classes sociales, la propriété, la monnaie et, bientôt, les banques mondiales. Et puis, bien plus tard, l’autocolonisation par les finances.

Et c’est ainsi que se sont créés les éléments urbains : un homme marche et il crée spontanément une rue ; celle-ci est habitable, éternelle, vivante. Elle se peuple spontanément d’habitations qui se parlent de chaque côté : c’est une action humaniste de communication longitudinale et transversale. Un autre homme marche à sa rencontre. Ils s’arrêtent et se parlent. Ainsi, c’est leur parole qui a créé la place, l’autre espace humaniste de communication. Viennent ensuite une église, un café, des commerces, une autorité, etc.

La place et la rue restent les deux formes urbaines éternelles : il y a encore la cour et le jardin. Elles ne sont pas des instruments rationnels, ce sont des liens mythiques et écologiques d’habitants. Puis, il y a l’échiquier, qui n’est fait que de lignes parallèles qui, par définition, ne se rencontrent jamais ! Les Grecs ne l’ont utilisé que pour leurs colonies militaires d’Asie mineure. L’Acropole est une symphonie d’obliques, de désordre vivant. Tout autre est la fondation, déjà militaire, de Rome, sur un carré orienté nord-sud, abstraitement.

Henry and Frederick, le couple infernal… Quelques millénaires plus tard, le complot a réussi : les acteurs étaient alors les vrais Henri Ford et Frederick Taylor. Après 1810, à la naissance explosive de l’industrie, Henry Ford, avait inventé la chaîne de fabrication. En réalité, il avait avoué qu’il ne l’avait pas inventée, c’était celui des abattoirs de Chicago, un modèle tragique devenu universel. Et l’autre, Frederick Taylor avait ajouté au système, la déstructuration de la merveilleuse chorégraphie des anciens artisans (relire La Main de Leroi-Gourhan), pour les assembler rationnellement, c’est-à-dire à leur profit, et les répartir entre les ouvriers devenus des automates sur la chaîne. Charlie Chaplin est un grand anthropologue…

La fracture moderne

L’Univers réel, lui, est totalement solidaire, du plus petit au plus grand : en réseau naturel (Fritjof Capra, Ilya Prigogine, Jean-Marie Pelt, etc…), tout n’est fait que de relations qui ont créé la vie et la complexité de la vie. Ce sont celles-là que nous détruisons et que nous devons protéger pour survivre.

En sciences économiques, deux modes de décision

Le rationalisme

Ce mode est connu, il a été systématisé par Herbert Simon (économiste américain, prix Nobel 1978) dans le General Problem Solving, stipulant que « tout est problème et tout problème trouve sa solution » (pourtant la maison est une liturgie…). Leur question : comment décomplexifier des situations complexes pour les forcer dans un schéma de gestion absurde et mutilante ? Il fonce jusqu’au terme de son plan, sans se retourner pour voir le désastre qu’il a causé. Il a détruit ainsi efficacement la planète.

L’incrémentalisme

L’autre mode, soigneusement occulté, signifie : “pas à pas”, “au fur et à mesure”, Les décisions y sont écologiques, empathiques, intuitives, participatives. Il dresse aussi des plannings, mais surveille le contexte et se modifie à chaque étape. Ainsi, la fin n’est pas définie dès le début. L’incrémentalisme est fondé sur le désordre créatif et sur l’intuition, et non sur le calcul ou l’analyse. On peut aussi le définir par “progressif”, “graduel” ou le retrouver dans l’expression “on apprend à marcher en marchant”. À chaque étape de son projet, il le modifie sur l’effet produit dans le contexte. Et le premier contexte, c’est l’homme. Une question préalable se pose : « A-t-il encore un avenir ? ».

Une réflexion de groupes

Demandons aux futurs groupes de réflexion d’esquisser des modes de vie futures plausibles. L’habitat a changé violemment de quantité et de programme. Testons les solutions dans la réalité (transformable, car on doit pouvoir se tromper…). Préférons une grande liberté de choix ou d’expérimentations, car il faudra inventer d’autres normes, d’autres modèles. Décider sans participation et essais-erreurs est suicidaire. Un tel exercice consiste à réintroduire une évolution enfin naturelle et humaine au-delà de l’artifice urbain qui est devenu exclusivement technique et intransformable.

Des formes urbaines encore inconnaissables

Quelle sera la « forme urbaine » nécessaire (Gestalt) d’un « mode futur d’habiter » ? L’urgence est à organiser nos « quartiers pilotes » en rassemblant toutes les recherches (HQE globale & Programmation Générative, « ingénierie homéopathe », transformabilité, verdure, communications, etc.). Mettons-les aussitôt en chantier et lançons d’autres groupes parallèles, sans attendre la fin du premier chantier, après un pré-bilan et un recueil de toutes les difficultés et de tous les acquis de l’expérience précédente. Échanges en réseau. Les habitants participant aux groupes resteront sans doute actifs tout au cours de l’habitation, mieux qu’une assemblée de copropriétaires.

Intervention des ingénieurs homéopathes

Ceux-ci se révoiteront bientôt contre l’amas monstrueux de techniques polluantes qui nous étouffent. Ils mèneront une guérilla urbaine contre les techniciens complices. Ils ne s’arrêteront que devant la violence, cette négation de l’humanisme. À son époque, l’esclavage -un crime contre l’humanité- avait nécessité des efforts semblables.

Des choix à faire

Un chantier pilote

Aucun industriel n’est assez inconscient pour adopter un processus de fabrication inédit sans construire une usine pilote pour le tester dans le réel. Pour notre question d’habitat, il faut compter des années tranquilles d’essais-erreurs et une mobilisation continue de nouveaux interlocuteurs. Des opérations -même encore maladroites- mais sincèrement dirigées vers la « décroissance soutenable » peuvent constituer un socle efficace de résolutions.

La question des ressources naturelles interpelle le futur

Nos ressources sont en état d’épuisement, la guerre des matières premières et des matériaux est déclarée. Pour exemple, le sable nécessaire au bétonnage est aujourd’hui pillé, creusé directement dans la mer, puis porté dans des sacs à dos et vendu. Sans ciment, ni béton, ni acier, il reste la terre crue ou cuite, la chaux, et surtout le bois de grosse section devenu plus mince, alors que l’on construit actuellement jusqu’à neuf étages. Un chiffre qui se retrouve dans l’exemple de densité urbaine à Paris intra-muros, où l’on peut construire jusqu’à six à neuf étages. Pour cela, il faut déshomogénéiser les structures : le neuvième étage n’est qu’un pavillon léger posé sur le huitième, etc… (c’est une règle nouvelle !). Dépenser le plus possible de main-d’œuvre et moins de techniques coûteuses. La HQE sévère réglera la consommation. Prévoir des travaux des finitions assurés par l’habitant. Les tours n’atteindront jamais ces densités-là. Nous possédons ces expériences réalisées : il faut d’abord évaluer.

Commençons dès aujourd’hui et visons l’année 2060, dans quarante-cinq ans, mettons-nous à l’œuvre dès maintenant ! Inventons, pas à pas, grâce à la participation de groupes et à la révolution de la basse technologie, des méthodes mieux adaptées, bien qu’encore incompatibles avec nos habitudes actuelles à la construction de demain. Ainsi, nous cesserons de patauger dans l’imprécision et les compromis veules.

Lucien KROLL
Architecte

Dans le même dossier