L’avis conforme

Oui ! Il faut défendre l’avis conforme ; contre vents et marées.
Oui ! On peut comprendre que de toutes parts protestent ceux qu’il gêne.
Oui ! C’est un pouvoir qu’exerce une catégorie de professionnels dont l’autorité n’est, certes, ni établie ni reconnue.
Oui ! En plus, arbitraire, abusif, injustifié, et parfois inscrit dans des stratégies invisibles : et, encore pire, souvent exercé à juste raison pour éviter le pire.

Mais, quand même, oui, il faut défendre cette idée suivant laquelle il est nécessaire de protéger l’architecture par une expertise.

Évidemment, la pratique de l’expertise est liée l’existence d’un expert.

Évidemment, on comprend que cette fonction d’expert en patrimoine soit contestée puisqu’aussi bien les avis divergent sur la notion de patrimoine et davantage encore sur la qualité architecturale, sur la dimension du périmètre, sur la co-visibilité, en fait, sur tous les critères imaginables pour définir un bien culturel ou historique. Les historiens eux-mêmes racontent ce qu’ils veulent, alors comment un architecte, même cultivé, pourrait-il de sa propre autorité détenir le pouvoir de décider de la qualité patrimoniale de quelque chose, à l’intérieur d’une société structurée dans tous les sens par des institutions, des lois, des règlements, des administrations, des associations, des médias, et encore bien d’autres trucs ?

L’architecte des bâtiments de France est un architecte tout nu, face à cette meute dont chacun défend son bout de gras, de pouvoir, de fric, ou d’idéologie.

Il faut défendre, pourtant, la présence de cet expert tout nu, seul, tout seul devant l’action de n’importe qui et de n’importe quoi. Tout seul, et le plus souvent sans argument, courageux et suicidaire, toujours plus ou moins en attente de son déplacement sous l’intervention de quelque puissant, tout seul, parfois compromis où complice, toujours héroïque et persécuté. Un personnage paradoxal dans une démocratie. Il faut défendre son pouvoir, parce que c’est lui ou bien une commission de plus se rajoutant à toutes celles qui existent ou qu’on pourrait imaginer.

C’est lui ou le fatras qui gère la France dans tous les domaines. Alors, à défaut, comment le refaire s’il était vrai qu’il est mal fait ? D’abord, il faut se souvenir que jusqu’en 1946, ce sont des “architectes ordinaires”, pas des architectes ordinaires, mais “les architectes ordinaires” les adjoints des architectes en chef des monuments historiques. Ceux-là, ils sont sévèrement choisis dans l’élite architecturale et contrôlés par une institution, certes corporative, mais sous tutelle (un peu), et liée à l’histoire politique de l’aventure patrimoniale.

Donc, les architectes des bâtiments de France, par l’effet d’une loi que le hasard, plutôt que par celui d’une volonté du législateur, sont devenus contraignants pour les politiques. Ils se trouvent dans chaque département en charge d’émettre des “avis conformes”, c’est-à-dire des avis qui obligent.

Ils pensaient qu’il y a une vérité en architecture, qu’elle relève du “goût”, lui-même expression d’une catégorie philosophique fondée par les Lumières, ou avant par l’Académie.

Ça se complique quand apparaissent de véritables enjeux urbanistiques où routiers, et qu’il faut leur accord pour encercler une chapelle romane d’un nœud de routes nationales ou départementales, ou autres nécessités de ce genre.

Ça se complique aussi quand il faut protéger l’environnement d’un bâtiment moderne affreux, classé, on se demande pourquoi, “monument historique”.

Bref, ça se complique, et ces architectes devenus puissants, progressivement déshabillés de leur culture métaphysique, et de l’Architecture en tant qu‘“essence”, deviennent tout nus, objet de la vindicte nationale.

Bon gré mal gré, courageusement et bien que souvent n’importe comment, ils assument leur expertise… Pourquoi les garder ? Cette idée que ce serait pire sans eux n’est pas une bonne raison. Il faut les garder parce qu’il y a une théorie possible du “jugement en architecture”. Qu’elle leur soit enseignée et que soit vérifié qu’ils l’ont assimilée, et leur fonction devient légitime. Bien sûr, elle n’est pas encore enseignée ; elle relève d’un ensemble de catégories de la rhétorique dont on peut trouver les fondements dans l’œuvre de Michel Meyer, principalement dans Principia Rhetorica, une théorie générale de l’argumentation. Un ouvrage un peu difficile d’accès, surtout pour tous ceux que “l’avis conforme” chatouille et qui ne pensent légitime que leur propre jugement.

Mais quand tout devient “problématique”, la norme elle-même devient problématique et donc circonstancielle.

“Le jugement en architecture” relève de la rhétorique. Il fonde la pratique du contrôle architectural.

N’abolissez pas l’avis conforme. Fondez-le !

Jean-Pierre Epron
Architecte

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