Les élus, l’État et le patrimoine

Depuis les lois sur la décentralisation des années 1982-1883, face à l’ampleur prise par les protections du patrimoine, l’État cherche comment transférer aux collectivités territoriales des compétences en la matière.

0r le système français fondé sur le concept de « biens communs de la nation » et sa défense contre les abus locaux s’avère difficilement décentralisable, comme en ont témoigné les tergiversations sur le transfert de compétences sur les monuments historiques inscrits où la création d’un niveau supplémentaire de protection monumentale, dite du “troisième type”.

Cependant, une forme particulière de décentralisation du patrimoine a débuté à la fin des années 1970 et s’est développée au début du XXIe siècle. Elle n’a pas été décidée ni ordonnée : aucune loi, aucun décret, juste une évolution des pratiques. Loin du débat récurrent sur les crédits de travaux alloués aux monuments historiques, elle investit progressivement le champ de l’urbanisme et de l’aménagement de proximité, dans un esprit de partage de compétences avec l’État, à l’équilibre fragile.

Le patrimoine, un gisement d’avenir

À la fin des années 1970, des élus locaux ont commencé à fédérer leur action au sein d’associations dans le but de faire connaître et de valoriser leur territoire. Depuis, leur nombre et leur impact dans la vie publique ont augmenté de façon impressionnante. La plus célèbre est celle des Villes et pays d’art et d’histoire, étendue aujourd’hui aux «villes à secteurs sauvegardés et protégés» (ANVPAH et VSSP). Son président s’est exprimé en ces termes le 21 septembre 2009: « Longtemps de la compétence de l’État, il [le patrimoine] est devenu pour celles-ci [les collectivités territoriales], depuis les lois de décentralisation, une priorité. […] Le patrimoine et le bâti ancien offrent un réseau d’expérimentations politiques et techniques au regard des principes de développement durable qui, loin de faire des quartiers anciens des espaces figés de la ville, les projettent au cœur des pré- occupations contemporaines. » Citons également l’Association des biens français du patrimoine mondial (2007), qui s’est donnée pour but de « créer les conditions d’échange et de partage de connaissances […] et d’être force de proposition et de réflexion ». Le Réseau des grands sites de France (2000), dont les « responsables partagent les valeurs du développement durable et une même ambition: révéler, servir et transmettre l’esprit du lieu ». Les associations régionales des Petites cités de caractère (la première créée en 1977), qui se fédèrent aujourd’hui au niveau national avec pour objectif majeur de « mettre en valeur l’authenticité et la diversité du patrimoine de certaines petites communes (moins de cinq mille habitants) ». L’association des Communes du patrimoine rural de Bretagne (CPRB), qui « aide à sensibiliser la population à leur patrimoine, afin de mieux le protéger et de le mettre en valeur »… et bien d’autres. Ces associations, qui regroupent l’action des communes, agissent en partenaires de l’État et des régions. Elles utilisent et valorisent les outils de protection du patrimoine et influent sur leur conception et leur mise en œuvre.

Les outils de protection du patrimoine, notamment les secteurs sauvegardés et les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP), qui se substituent ou s’imposent aux documents d’urbanisme, sont utilisés par les élus pour valoriser les quartiers et les lieux les plus emblématiques, comme d’autres plus modestes. « Les communes aménagent leurs bourgs pour qu’ils gardent leur âme et deviennent plus attractifs », titrait Ouest-France le 16 août 20091 « Le nouveau quartier se cherche une âme », pouvait-on lire dans La Provence. « L’âme du quartier », « l’esprit des lieux », la presse locale s’exprime fréquemment sur ces thèmes à caractère patrimonial qui introduisent une nouvelle approche territoriale. Les outils de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager ont, dans leur pratique, considérablement évolué ces dernières années pour répondre à la nouvelle donne de la décentralisation.

Les orientations prises pour adapter ces outils constituent un champ d’expérimentations intéressant à exploiter :

  • l’étude fondée sur la connaissance des territoires, de leur histoire, de leur évolution des origines à nos jours, sur l’analyse des lieux publics, des paysages autant que des bâtiments ;
  • le travail développé par quartiers (voire par lieux identifiés) dans des villes grandes ou moyennes comme Brest, Marseille, Mulhouse où Laval ;
  • l’équipe chargée d’étude qui comprend des architectes, des urbanistes, des paysagistes, peut intégrer des archéologues, des économistes et, de plus en plus souvent, associer des sociologues, des historiens, des ethnologues ;
  • un chargé d’étude mandataire coordonne, tel un “chef d’orchestre”, les différentes approches dans un projet pour le quartier, la ville, le territoire… ;
  • la consultation d’associations de quartier qui apportent leur témoignage et leur connaissance dans l’élaboration de l’étude ;
  • la recherche d’un langage commun facilitant la compréhension et le dialogue entre les professionnels, les élus et les habitants. L’appellation usuelle (le quartier, le lieu) remplace les termes de la planification urbaine (la zone et le secteur). Le sens de l’aménagement en est alors profondément modifié ;
  • l’incitation à privilégier le projet sur le règlement et à mettre en évidence l’intérêt de la démarche.

Toutes ces orientations sont loin d’être prises en compte dans chaque document mais, ainsi regroupées, elles ouvrent des perspectives intéressantes : le patrimoine n’est plus seulement un objet à protéger, mais assure une fonction culturelle dans le champ décentralisé de l’urbanisme et de l’aménagement.

Pour un nouvel équilibre

Les élus locaux et les habitants s’intéressent au quartier, au lieu, selon leurs préoccupations, leurs repères, et cherchent à en préserver ou en améliorer les qualités. Dans la note de présentation de Les Patrimoines de France2 , il est précisé : « Loin d’une vision strictement monumentale, le guide-album explique l’urbanisme et ses fonctions pour les habitants. » Les habitants sont attachés à l’esprit qui caractérise leur quartier, comme aux places, aux rues, aux bâtiments et aux paysages qui le matérialisent. Ils en parlent avec leurs mots et comprennent mal les termes utilisés dans la planification et la gestion urbaine, “zonages”, “règlements”, “servitudes” qui leur semblent relever d’autres préoccupations que des leurs et qui s’imposent à eux. À leurs yeux, les modes de conception et les contenus des documents d’urbanisme perdent d’autant plus en crédibilité que se creuse le fossé entre la pratique de modes d’aménagement mis en place au siècle dernier et les besoins d’aujourd’hui.

Françoise Choay, en introduction au numéro exceptionnel de la revue Urbanisme - Le XXe siècle: de la ville à l’urbain, (n° 309, novembre-décembre 1999), précise: « Ne confondons pas urbanisation planétaire et urbanisme. Le siècle de l’urbanisme commence au moment où, sous l’impact de la révolution industrielle, pour la première fois on se pose la question de l’aménagement global des villes et de leur relation avec le territoire. » Puis à la question « Sommes-nous toujours dans ce siècle-là ? », Françoise Choay répond: « Non. Il a effectivement duré un siècle. »

Pour mieux comprendre la question urbaine, il est utile de la resituer dans un cadre général : crises économiques, risques environnementaux, ségrégations culturelles, déséquilibres sociaux. Ces problèmes posés aujourd’hui à l’échelle mondiale sont pour la plupart issus de comportement d’individus ou de groupes d’individus au niveau local, ils ne peuvent être résolus sans considération et initiative du terrain. La pollution agricole sur les côtes de Bretagne ne peut être résorbée sans intéresser les paysans à des solutions viables pour tous. « Agir local, penser global »3 , les deux niveaux sont intimement liés, difficile de pouvoir actionner l’un sans l’autre. Or la pensée globale, dont l’émergence relève d’une démarche de progrès considérée comme salutaire, monte en puissance au point de devenir hégémonique : les problèmes locaux ne sont plus traités à leur échelle mais à un niveau universel. Les effets culturels et sociaux apparaissent parfois désastreux. Les pouvoirs publics ne devraient-ils pas réagir et chercher à temporiser l’évolution pour donner le temps de reconstituer des repères et de trouver de nouveaux équilibres ? N’est-ce pas une des raisons qui conduit à se préoccuper de durabilité dans le développement4  ?

L’urbanisme n’échappe pas à cette logique. Le glissement vers une conception de l’aménagement en réseaux a été privilégié au détriment de la dimension traditionnelle des territoires. Ce phénomène se réfère à de nouveaux concepts comme le cluster : très en voque dans les milieux de l’aménagement, il désigne une unité urbaine dont les activités sont homogènes, il est fermé sur son environnement proche et ouvert sur d’autres clusters partageant la même activité, où que ce soit dans le monde. L’accélération de la globalisation, notamment dans le contexte de crise économique actuelle, crée un malaise. En réaction, de nombreux élus locaux tentent de préserver l’identité de leur ville où de leur territoire, et l’échelle humaine des quartiers et des lieux. Le sociologue Denis Merklen, dont les recherches portent sur les classes populaires, insiste sur le phénomène de territorialisation : « Lorsque l’intégration à la société est faite dans l’universel, le quartier reste confiné dans un rôle de différenciation des individus craignant de se perdre dans la totalité. […] Cependant et par opposition, le quartier peut devenir la voie privilégiée de formation de l’identité lorsque les liens d’intégration sociale ne sont pas assez solides[…]. »5

“L’universel” d’une part, “le quartier” d’autre part ; le champ de l’urbanisme apparaît aujourd’hui écartelé sur deux fronts, deux échelles : l’une globale, à caractère fonctionnel, fondée sur un mode réticulé qui s’étend au-delà de toutes limites, l’autre locale, à caractère socio-culturel, fondé sur le lieu et le territoire délimité. Comment alors concevoir ensemble et articuler ces deux conceptions de l’espace de vie ?

Certaines expériences opérées dans l’étude des secteurs sauvegardés et des ZPPAUP apportent des premières réponses. En effet, elles introduisent une “fonction” patrimoniale dans le champ de l’urbanisme pour un développement culturel et social plus durable des villes et des territoires. Dans cette perspective, alors qu’une nouvelle étape dans la mise en œuvre législative du Grenelle de l’environnement est sur le point d’être franchie (Grenelle 2), il semble utile de rappeler que plusieurs pays ont intégré les préoccupations culturelles et patrimoniales dans leur législation sur le développement durable. Citons, pour exemple, cet extrait de la loi sur le développement durable du Québec, entrée en vigueur en avril 2006 : « […] le patrimoine culturel, constitué de biens, de lieux, de paysages, de traditions et de savoir-faire, reflète l’identité d’une société. Il transmet les valeurs de celle-ci de génération en génération et sa conservation favorise le caractère durable du développement […]. »6 Pourquoi la France, dont la législation du patrimoine a longtemps servi de modèle, est-elle à ce point frileuse dans ce domaine ?

Alain Marinos
Inspecteur général de l’architecture et du patrimoine

  1. Ouest-France dimanche, n° 608, 16 août 2009.
  2. Guide Gallimard édité en partenariat avec l’ANVPAH et VSSP, voir www.guides.galimard.fr
  3. Françoise Choay dont les écrits ont inspiré cet article, notamment « Patrimoine urbain et cyberspace » dans le n° 21/22 de La Pierre d’angle et son livre Pour une anthropologie de l’espace aux éditions du Seuil, 2006.
  4. Une formule de René Dubos au sommet de l’environnement de 1972.
  5. voir sur http://alainmarinos.jimdo.com, l’article « Pour une conduite durable de l’aménagement ».
  6. Quartiers populaires, quartiers politiques, Denis Merklen, éditions La Dispute, 2009.
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