L’inventaire général et les services départementaux de l’architecture

Les rencontres qui se sont tenues à Poitiers du 23 au 25 mars 1995 ont permis une confrontation très riche de perspectives entre architectes des bâtiments de France et “arpenteurs” du patrimoine, c’est-à-dire chercheurs de l’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France.

Pour avoir présidé la première journée, je dirai aussi tout l’intérêt que nous avons pris à entendre les responsables des Monuments historiques de Pologne, nous exposer leur théorie et leur pratique de conservation d’un patrimoine considérablement “manipulé” en raison de l’histoire mouvementée de ce pays. Malheureusement, les aléas politiques ne nous ont pas permis de poursuivre les relations de travail prometteuses engagées à Poitiers, ni même de publier ici les interventions de nos collègues polonais.

Pour le reste, tous les assistants ont été frappés de l’intérêt des rapprochements déjà opérés ou en œuvre entre nos deux corporations professionnelles, prolégomènes d’un rapprochement institutionnel qui se met en place en ce moment même. Les précurseurs, inspirateurs des premières démarches sur le terrain aussi bien que des premières instructions et circulaires, organisent le rapprochement et ne peuvent que se réjouir des nouvelles perspectives ainsi offertes par le rapprochement organique de l’architecture et du patrimoine. Les services de l’Inventaire général, engagés depuis quelques années déjà dans une analyse du patrimoine architectural des XIXe et XXe siècles et aussi des ensembles urbains, prêts à développer des méthodes d’analyse nouvelle de ces ensembles, et à utiliser les dernières avancées techniques pour le traitement et restitution au public des données recueillies, sont spécialement heureux de pouvoir coopérer sur le terrain avec ceux qui ont la responsabilité de ce même patrimoine et doivent en assurer la pérennité.

Comme cela a été démontré à Poitiers, le chercheur de l’inventaire aborde la recherche dans une perspective spatiale et topographique du territoire national. Son domaine est celui des ensembles complexes d’espaces livres et d’espaces pleins à travers une grille de lecture “archéologique” du territoire de son aire d’étude : le département, l’arrondissement, le canton, la commune. En milieu urbain, l’aire d’étude peut échapper au découpage administratif trop rigide pour privilégit l’unité urbaine. L’aire d’étude se définit par son échelle et sa cohérence par rapport à un critère patrimonial donné.

On peut espérer désormais que le choix de ces aires d’étude, enjeux stratégiques susceptibles de fonder une politique patrimoniale, puisse être établi en concertation avec chaque architecte des bâtiments de France, lors des conférences du Patrimoine.

Les études préalables patrimoniales peuvent être menées soit directement par les services régionaux dans le cadre de l’inventaire topographique, soit conjointement avec les chargés d’étude dans le cadre des secteurs sauvegardés et des ZPPAUP. soit par des personnes désignées par les services placées sous le contrôle scientifique de l’inventaire.

Dès les premiers travaux de rassemblement préalable des sources documentaires, l’inventaire fournit une première approche historique et archéologique du territoire à étudier. Ces premiers dépouillements topobibliographiques peuvent déjà donner des orientations aux recherches futures. Dès ce stade préliminaire, ces instruments de la recherche sont des outils précieux pour définir l’importance, la nature et la localisation des œuvres sur lesquels l’avis de l’architecte des bâtiments de France est souvent sollicité. Le transfert de ces fichiers topobibliographiques sur des centres serveurs du ministère de la Culture (base Malraux) est inscrit dans nos programmes : il devrait faciliter leur consultation au sein des services départementaux de l’architecture.

L’étude menée par l’inventaire n’est pas le résultat d’une simple addition de monographies sur des cas particuliers ou exceptionnels. L’œuvre inventoriée, choisie et analysée
fournit la clef de compréhension du territoire et des composantes de la société qui l’ont produite et véhiculée jusqu’à nos jours. L’inventaire procède de l’ensemble au particulier, suivant l’échelle du territoire et la définition des unités de lecture. L’identification de chaque unité de lecture s’effectue par genre, défini par la fonction originelle de l’œuvre. L’adoption de cette grille de lecture qui privilégie les caractères morphologiques et historiques n’est pas sans intérêt pour le gestionnaire.

L’expérience commune du fichier des immeubles du PSMV de Fontenay-le-Comte démontre l’utilité de fonder l’analyse sur la restitution des unités d’habitation originelles, distinctes des unités des propriétés des unilés d’usage. Les approches complémentaires permettent de distinguer les usages différenciés de ce fichier : analyse de données fondée sur des états ou des éléments restitués pour les uns, état des lieux descriptif en vue des prescriptions et d’une gestion des travaux pour les autres. Chacun garde bien sa spécificité sur la base d’un fond commun d’analyse et d’échange.

L’approche monographique de chaque unité est reliée à l’ensemble et aux séries. Le
repérage et le répertoire de ces individus ont pour objectif la compréhension de l’origine du développement et éventuellement de la disparition de ces témoins matériels de l’histoire. Dans le cadre d’une ZPPAUP, le cahier de recommandations architecturales pourra s’inspirer des réflexions rédigées par famille d’œuvres. Ces observations générales construisent
les typologies qui privilégient les fonctions et les distributions, mais aussi la chronologie et la répartition dans l’espace de chaque unité d’étude.

Toutes ces opérations de repérage, de sélection et d’étude passent par le filtre normalisé du langage, par un système descriptif, avec vocabulaire, thesaurus et l’utilisation d’une grammaire des formes communes. Le partage de ce langage et l’adoption d’un noyau de description commun entre le chercheur et le gestionnaire sont déjà en œuvre dans les opérations pilotes lancées en commun sur les PSMV.

Ces expériences sur les secteurs sauvegardés devraient également aider l’inventaire à mieux définir l’échelle des valeurs architecturales et urbanistiques de chaque unité recensée, repérée ou sélectionnée. Ce test pour les échelles de valeurs patrimoniales doit être mis en place en associant tous les gestionnaires, et particulièrement l’architecte des bâtiments de France. À Toulouse, dans le cadre expérimental d’un partenarial entre la ville et la DRAC, l’usage de cette échelle de valeurs, discutée avec l’ABF, donne des éléments de réponse adaptés aux pétitionnaires et justifie l’engagement de procédures de protections plus fines (loi de 1913 sur les M.H.).

Mais la vertu de l’inventaire est aussi de qualifier les lieux et les terroirs : il tisse des relations de complémentarité et des liens entre les différents individus rassemblés
dans un même “ensemble”, reliés par un même tracé ou unis dans un même réseau. Ces liens concertés ou spontanés unissant le paysage bâti ou non bâti dans l’espace du territoire sont particulièrement sensibles dans le secteur rural. Leur identification permet ensuite de développer une politique de gestion et de protection plus adaptée à travers la mise en place des documents d’urbanisme (P0S, ZPPAUP).

Cette concertation entre les deux services pour l’étude et la gestion des espaces protégés doit-elle s’étendre -voire devenir obligatoire— pour l’expertise de certains permis de construire ou de démolir ou dans le cadre d’études d’urbanisme. Le recours aux méthodes de l’inventaire cité dans la circulaire du 13 août 1993 pour les PSMV. et les ZPPAUP doit-il s’étendre aux directives territoriales d’aménagement (DTA), aux schémas directeurs (schémas de secteur), aux POS et documents de même niveau (ZAC par exemple), et aux études d’impact ? Selon quelles modalités ce partenarial peut-il être fondé ? C’est l’objet même d’un groupe de travail présidé par le professeur P.-L. Frier, que j’ai réuni pour la première fois le 11 janvier 1996, et chargé d’analyser les données juridiques de ce dossier.

L’architecte des bâtiments de France doit être à l’avenir le partenaire privilégié du
réseau des centres de documentation du patrimoine, utilisateur de tous les produits documentaires, depuis les fichiers topobibliographiques (cf supra) jusqu’à la carte du patrimoine, document général issu des travaux de tous les services patrimoniaux, y compris l’archéologie, auquel nous travaillons. La carte du patrimoine devra être accompagnée d’un indicateur général du patrimoine, livre de poche de tous les gestionnaires, responsables et décideurs.

Les travaux d’étude menés en commun sont enregistrés et traités en bases de données
et banques d’images gérées par le ministère de la Culture. Ces fichiers patrimoniaux peuvent également être intégrés à des banques de données urbaines couplées à des systèmes d’information géographiques (SIG). Les services départementaux de l’architecture devront à terme être reliés à l’ensemble de ces réseaux d’information. en tant qu’utilisateurs mais aussi producteurs d’une partie de ces informations.

Naturellement, avec les services départementaux de l’architecture et les autres partenaires, les services de l’Inventaire doivent contribuer au développement des outils de communication auprès du public pour aider à sa sensibilisation et promouvoir la mise en valeur du patrimoine.

Ces rencontres de Poitiers ont démontré l’intérêt d’une meilleure connaissance entre des services complémentaires en détectant les attentes et les besoins de chacun. Les méthodes développées par l’inventaire depuis trente ans sont partagées par le plus grand nombre des gestionnaires du patrimoine, dans le respect des compétences de chacun. Mais l’inventaire
doit aussi accélérer la couverture du territoire par la mise en place de modalités de relations plus formalisées avec les collectivités territoriales dans le cadre des partages de compétences : c’est un objectif que je poursuis.

Dans le cadre de leur formation initiale ou permanente, les architectes des bâtiments de France devraient s’initier à l’utilisation des méthodes de l’inventaire et à la manipulation des outils documentaires. De même, le parcours initiatique du jeune conservateur du Patrimoine (inventaire, archéologie du monument historique) devrait passer par un stage auprès d’un des services départementaux de l’architecture. d’autres idées de même nature surgiront nécessairement de nos “retrouvailles” au sein du ministère de la Culture.

Gérard Ermisse
Conservateur général du Patrimoine, chargé de la sous-direction de l’Inventaire général et de la documentation du Patrimoine

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