Patrimoine hydroélectrique de la vallée de la Romanche (Isère)

Dans une vallée monumentale du cœur des Alpes se cache un patrimoine industriel exceptionnel. Nature et technique dessinent ici un paysage alpin unique.

Paysage électrique

Torrent impétueux du sud grenoblois, la Romanche a creusé une profonde gorge dans la roche cristalline des Alpes. À Livet-et-Gavet, la vallée présente un fort dénivelé, particulièrement favorable à l’exploitation hydroélectrique. À partir de 1890, des centrales y sont construites pour alimenter les usines électrochimiques (production de carbure de calcium et de soude) et électrométallurgiques (aluminium, ferro-alliages, fonte synthétique) qui tapissent le fond de la vallée.

Ces industries ont redessiné le paysage de la Romanche et ont structuré la totalité du tissu urbain qui s’y est développé au cours du XXe siècle : réseau routier, logements des ouvriers, des cadres et des directeurs, infrastructures et équipements publics, jusqu’aux vitraux de l’église de Livet ornés d’usines. Si les usines ont presque toutes disparu, les centrales de Livet (1898-1905), Les Vernes (1917), Les Roberts (1915), Riouperoux (1917), Les Clavaux (1905-1931) et Pierre-Eybesse (1924-1959) n’ont jamais cessé de fonctionner et constituent un patrimoine industriel vivant, exploité par EDF. Ces réalisations monumentales disputent aux montagnes leur caractère spectaculaire, contre-point technique et humain aux masses naturelles des parois. L’une des plus anciennes, Livet II (1905), présente ainsi une façade de fer et de verre dont la modernité est à l’image des installations qu’elle abrite.

Houille blanche et tourisme

Plus que de simples outils de production, ces « cathédrales électriques » ont été pensées par leurs commanditaires comme de véritables temples de la “houille blanche”, dédiés à la fée électricité. Paternaliste et visionnaire, l’industriel Albert Keller (1874-1940) est la figure emblématique de cette épopée. La centrale des Vernes, qu’il fait construire en 1917 pour alimenter son usine d’obus, fait même œuvre sociale : alliant l’utilitaire à l’agrément, elle se pare d’une fontaine monumentale (qui n’est autre que le déversoir de la chambre de mise en charge des turbines), d’un parc et d’un escalier baroque en ciment prompt, autre richesse du Dauphiné. La centrale est non seulement un chef d’æuvre d’ingénierie, mais devient un but de promenade, une curiosité touristique, le legs d’une époque habitée par le progrès. Ces projets incarnent l’alliance de l’industrie et du tourisme, concept forgé dans la Romanche et soutenu par plusieurs initiatives régionales telles que la construction de la Route des grandes Alpes à partir de 1909 ou l’Exposition internationale de la houille blanche et du tourisme tenue à Grenoble en 1925. Partout, les centrales sont à l’honneur.

Des vallées industrieuses aux cimes immaculées

À l’horizon 2020, ce patrimoine et ce paysage industriels n’existeront plus si un projet de réutilisation n’émerge pas rapidement. EDF doit en effet mettre en service d’ici 2018 une nouvelle centrale en remplacement des anciennes. Le démantèlement et la déconstruction de l’ensemble du système que constituent les centrales, leurs prises d’eau, les seuils, les barrages et infrastructures linéaires (conduites forcées, lignes, etc…) sont prévus. Ne resterait que la centrale des Vernes, classée monument historique depuis 1994, qui deviendrait un vestige unique, amputé de toutes les autres entités de ce patrimoine.

De la difficulté à faire émerger des projets, il ressort que ce patrimoine pâtirait d’une mauvaise image, celle d’un passé industrieux et d’une vallée sombre. Apparaît alors la tentation d’une Romanche “renaturée” : mythe d’un Éden retrouvé ?

C’est la représentation sociale de la montagne qui est ici en jeu, celle qui depuis les années 1970 en fait le dernier refuge d’une nature préservée. Voilà qui dialoguerait mal avec l’héritage industriel…

Avec le temps, les hommes ont projeté sur les montagnes d’autres rêves que celui du progrès et de la modernité, dont témoigne la houille blanche. Le sens de cet héritage industriel, pourtant indéniablement alpin, s’effrite peu à peu, et si EDF reste bien présente dans la vallée (où l’entreprise conduit l’un de ses plus importants chantiers), la nouvelle centrale sera souterraine et alimentée par une galerie creusée dans la roche. Installation cachée, bien loin des cathédrales électriques.

Et si la Romanche prenait toute sa dimension alpine, mais aussi patrimoniale, à l’échelle d’un système industriel qui fait paysage ? Patrimoine de l’Oisans, patrimoine national, et pourquoi pas patrimoine européen, fondement parmi d’autres de la future macro-région des Alpes ? C’est aujourd’hui que se joue l’avenir de la vallée, entre effacement des traces et appropriation de la mémoire de cette fantastique aventure industrielle.

Hélène SCHMIDGEN-BÉNAUT
ABF chef du STAP de l’Isère
et Philippe GRANDVOINNET
ABFchef du STAP des Hautes-Alpes

Marie WOZNIAK
architecte et urbaniste de l’État (DDT de l’Isère)

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