Refuges d’altitude, des architectures de l’extrême ?

Le refuge d’altitude occupe une place singulière dans l’imaginaire de la montagne. Espace destiné à protéger l’homme des éléments naturels trop hostiles, le refuge est un abri permettant d’”échapper à un danger” ou de se ‘mettre en sûreté”1 .

Constructions aux dimensions et au confort minimum, le refuge est édifié à des altitudes élevées, là où, généralement, l’homme n’a pas vocation à habiter. La nécessité des refuges est liée à l’invention de l’alpinisme et apparaît à la fin du XVIIIe siècle. Dans les Alpes, c’est à l’initiative de clubs d’alpinistes que sont construits la plupart des refuges, faisant preuve d’une multitude d’ingéniosités techniques et sachant déterminer les emplacements les moins exposés aux risques naturels. Les refuges sont accessibles, ouverts, à la disposition de tous. Initialement, ils se composent d’une seule pièce. Mais avec l’engouement de l’alpinisme au XXe siècle, le refuge devient un équipements collectif : gardé, destiné aux pratiques de la montagne, il engendre alors des programmes plus compiexes. Les refuges deviennent des architectures laboratoire où s’expérimentent des approches techniques et constructives et où peuvent se développer des notions d’autonomie et de solidarité humaines.

Les refuges révèlent une histoire humaine et architecturale

Sous l’appellation refuges d’altitude sont regroupées généralement toutes les constructions répondant à la vocation d’abri temporaire lié aux pratiques sportives et ludiques de la montagne. Cependant, l’examen raisonné de ce corpus de constructions -aujourd’hui environ trois cents constructions en site isolé, sans “voie d’accès carrossable”2 - permet d’établir une typologie des refuges. En croisant évolution des techniques et des matériaux, culture architecturale et constructive, et pratiques de l’alpinisme, une typologie du refuge peut être dressée à travers une périodisation en trois étapes.

Au temps des pionniers de l’alpinisme (1780-1945)

Le refuge est de petite capacité, constitué d’une pièce unique, s’il n’est pas gardé. Il est construit avec des matériaux pris soit sur place (pierres ou bois), soit acheminés à dos d’hommes ou de bêtes. Ce qui impose un choix de matériaux moins lourds et de dimensions réduites. Quatre types peuvent être distingués.

L’abri sous roche. Aménagé sur un replat naturel protégé par un rocher formant auvent, le refuge est clos par un mur de pierres, parfois par une paroi de bois. Le rocher forme le toit du refuge.

Les maisons d’alpage reconverties. La pièce unique de la maison est transformée en salle du refuge et aménagée en espaces distincts pour cuisiner, pour manger et pour dormir.

Les refuges tout-en-un. Edifiiés par les premiers clubs d’alpinistes (création du Club alpin français en 1874), les refuges sont des cabanes construites en maçonnerie ou en ossature de bois protégée par un bardage en planches. L’emplacement est lié aux trajets des courses de montagne et aux voies d’accès aux sommets. Ce qui oblige le plus souvent à construire à des altitudes élevées, à trouver des lieux abrités des avalanches et situés à proximité d’une ressource en eau. Le plan rectangulaire (5 x 7m environ) est composé d’une pièce unique avec quatre coins ou espaces aménagés pour cuisiner, manger, ranger et dormir (dix à vingt couchettes). L’abri n’est pas gardé et la porte laissée ouverte à tous les passages. Deux modes de construction dominent : maçonnerie de pierres prises sur place ou préparation en atelier d’une charpente bois transportée à dos d’homme, puis élevée sur le site. La faible inertie du bois présente l’avantage de pouvoir chauffer rapidement la pièce du refuge (poêle à bois), tandis qu’avec l’emploi de la pierre, humidité et faible température dominent en raison de la masse importante à chauffer préalablement. Une confrontation de principes constructifs qui constitue une petite leçon d’architecture en haute altitude.

Les chalets-hôtels. À la fin du XIXe, la création des stations de villégiature et la construction d’hôtels en fond de vallée encouragent l’édification de petits hôtels dans des sites de passage (col, belvédère) où sur des lieux de départ des courses. Dans ces chalets-hôtels, les alpinistes sont accueillis par un gardien qui exploite un équipement composé de pièces distinctes: entrée-sas, cuisine, salle à manger, dortoirs distincts pour hommes, femmes et guides, chambre du gardien. Avec une capacité de plusieurs dizaines de couchettes, le refuge devient une grande bâtisse de quelques centaines de m2, comportant au moins un étage. Le refuge est alors conçu et réalisé par des hommes de l’art, architecte, ingénieur et entrepreneur. Les premiers chantiers sont édifiés en maçonnerie (ciment et pierres avec charpente et couverture en matériaux industriels comme la plaque de tôle ondulée). Avec le développement de l’alpinisme hivernal, les constructions en charpente bois à étages, plus performantes du point de vue thermique, expérimentent en toiture et en parois des étanchéités et isolants industriels : rouleaux de bitume, plaques d’isorel, feuille d’aluminium.

Au temps des alpinistes (1945-1995)

Le nombre croissant d’alpinistes (été comme hiver) nécessite des constructions importantes, de grande capacité : plus de cent couchettes, plusieurs centaines de m2 de plancher. Le refuge se déploie alors sur deux ou trois niveaux : sas, entrée, rangement du matériel, salle à manger, salle hors sac, cuisine, réserves, logement du gardien et de ses aides, grands dortoirs, sanitaires. Le plan répond à une plus grande rationalité fonctionnelle, alliant compacité et économie. Après la seconde guerre mondiale, le recours à l’hélicoptère devient systématique pour acheminer les matériaux du fond de vallée au site d’altitude. La construction s’en trouve bouleversée, donnant lieu à des projets conçus et réalisés par des architectes et ingénieurs, spécialistes de la construction en montagne. Deux types de bâtiments peuvent être distingués.

Les refuges héliportés. Les premiers sont bâtis en pierres ou en béton, nécessitant une noria de rotations. Murs, dalles, toitures sont coulés en place. Les matériaux -gravier, pierre et sable- se trouvent parfois à proximité et sont alors acheminés par câble. Les parois sont recouvertes d’un appareil de pierres. Les embrasures des baies sont évasées vers l’extérieur pour ranger et protéger les volets des intempéries. Par la suite, l’héliportage permet de recourir aux charpentes à ossatures : métallique, bois ou souvent mixte. Ossatures et parois sont préparées en atelier, puis acheminées et montées sur place par hélicoptère.

Les refuges laboratoires. Avec la crise de l’énergie (années 70), la recherche de l’autonomie du refuge prime sur la conception afin de répondre aux coûts des énergies et à leur diversification. L’exploitation du rayonnement solaire par panneaux permet de produire l’électricité nécessaire à l’éclairage du refuge, mais aussi d’obtenir de l’eau par fonte de la neige, voire de l’eau chaude ou encore de chauffer le refuge. Ces expérimentations techniques offrent de nouvelles performances de confort aux utilisateurs et orientent l’architecture vers de nouvelles volumétries. Ce sont les refuges laboratoires, conçus selon une architecture bioclimatique souvent expérimentale, qui teste grandeur nature, en situation extrême, des alternatives aux dispositifs classiques d’emploi des énergies carbone.

Au temps des alpinistes contemporains (les années 2000)

Avec la diversification des pratiques de la montagne -randonnée, promenade, contemplation, trek, escalade, alpinisme, trail- le refuge devient une destination. L’édifice se transforme en enjeu symbolique en regard du site et des constructions environnantes. Le bâtiment doit susciter un imaginaire en référence au paysage, mais aussi aux représentations culturelles de la montagne. Le refuge ne répond plus seulement à des exigences fonctionnelles et structurelles. Deux attitudes peuvent être identifiées.

Les refuges existants. Équipement collectif faisant l’objet d’un encadrement réglementaire3 , la plupart des refuges nécessitent des mises aux normes sanitaires, de sécurité et de confort4 . Ces nouvelles exigences conduisent à initier des projets de réhabilitation : surélévation, extension du refuge par mimétisme architectural et constructif ou par franche opposition, extensions dissociées composant alors le refuge en plusieurs volumes réunis autour d’une terrasse ou d’une cour ; démolition-reconstruction installant alors une approche nouvelle du site.

Les refuges paysage. Le caractère et la dimension du site s’imposent comme les composantes d’une recherche conceptuelle du refuge, prenant place à côté des nécessaires réponses aux exigences d’implantation, de sécurité, de fonctionnement, d’hygiène et de solidité. Les refuges paysage se caractérisent par un parti pris architectural dans lequel la mise en valeur du site occupe une place importante et ouvre sur des attitudes diverses : mimétisme, repère/signal, intégration, contraste.

Les perspectives, retrouver la simplicité ?

Concevoir un refuge d’altitude, c’est aujourd’hui se confronter aux valeurs fondamentales que l’homme entretient avec la haute montagne alpine, lieu hostile à l’homme lorsque le déchaînement des éléments naturels -la pluie, le froid, la neige, la glace, le roc, le brouillard, l’obscurité- l’oblige à se réfugier dans un abri pérenne qui doit être conçu le plus simple, le plus compact, le plus économique, le plus rationnel possible. Cependant, le refuge de montagne est devenu -depuis l’abri rustique non gardé, composé d’un espace unique dit tout-en-un- un équipement collectif d’altitude, gardé, répondant à des exigences de confort radicalement différentes et devant se conformer à un programme complexe. Dans une société alpine dominée par l’activité touristique, le refuge serait ainsi devenu un produit à promouvoir auprès d’une “clientèle” qui n’est pas exclusivement montagnarde ou alpiniste. Alors que, confrontés à une population vieillissante et aux signes d’une désertion par les plus jeunes, l’enjeu des refuges serait de devenir les lieux d’initiation, d’apprentissage et de découverte de la montagne et de la nature, ouverts à de nouveaux pratiquants, amateurs, citadins, habitants des régions de montagne. Dans ce contexte, comment l’architecture peut-elle contribuer à transmettre l’apprentissage de l’autonomie ? Comment l’homme peut-il trouver réconfort dans ces lieux extrêmes ? Faire simple, telle serait la question à laquelle un projet d’architecture devrait répondre aujourd’hui. L’achèvement de la reconstruction de deux refuges -celui de l’Aigle (Oisans, 3 441 m.) en 2014 et celui du Presset (Beaufortain, 2 500 m.) en 2013- montre comment, sur la base d’une programmation épurée, il est possible aujourd’hui de proposer une cohérence architecturale et symbolique en associant fluidité des espaces, performances constructives et ambitions énergétiques, capacité d’accueil et habitabilité. Cette démarche ouvre-t-elle à la création de nouveaux imaginaires ?

Jean-François LYON-CAEN
architecte, maître assistant à l’ENSA Grenoble ; équipe de recherche architecture-paysage-
montagne

  1. Circulaire n° 169053 du 18 juin 1999 sur le patrimoine du XXe siècle. Selon ROBERT, Paul. Dictionnaire de la langue française, 1980.
  2. Suivant les dispositions du Code du tourisme relatives aux Refuges de montagne (voir article D.326-1).
  3. « Un refuge est un établissement recevant du public, en site isolé de

    montagne, gardé ou non gardé. Ses caractéristiques sont définies par décret. »
    Article L326-1 du code du tourisme.
  4. Cf. classement des refuges dans la catégorie hôtel d’altitude par le ministère de l’Intérieur en 1994).
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