Les églises du Québec : un patrimoine qui se réinvente au jour le jour

Au Québec, les églises ferment. En l’an 2000, nous avions quelque deux mille sept cents édifices utilisés par le culte : ces jours-ci, il ne nous en reste que deux mille et le mouvement de désaffectation s’accélère.

Des deux cent soixante-neuf paroisses que comptait en 1995 le diocèse de Québec, il n’y en a plus que deux cent quatre. L’évêque auxiliaire vient d’annoncer que ce nombre sera réduit à trente d’ici à 2020. Tentons ici une comparaison avec la France. Dans nos deux pays, les églises sont fréquentées par moins de 5 % de la population1 . AU Québec comme en France, la majorité de la population (environ 65 %) se dit néanmoins “catholique”. Mais les comparaisons s’arrêtent là. Au Québec, les lieux de culte sont des propriétés privées : ils appartiennent aux fabriques de paroisse. Or les Églises, en particulier l’Église catholique, ne peuvent plus consacrer de ressources au maintien de ce patrimoine. Dès qu’elles ne sont plus utilisées pour le culte, les églises doivent donc être vendues, car nos lois civiles ne les préservent plus de la fiscalité municipale, ce qui accroît encore plus le fardeau des paroisses2 . Dès lors, outre la démolition, dont notre base de données indique qu’elle a déjà été le sort de cent soixante dix-neuf églises, deux voies sont privilégiées.

Dans certains cas, les Églises chrétiennes historiques (catholique, anglicane et protestante) cèdent leurs temples excédentaires à de nouvelles congrégations religieuses, issues de l’immigration et pour la plupart évangéliques. Montréal est une terre d’immigration où cent neuf églises, soit 57 % des églises vendues, ont ainsi été réaffectées. Mais ce nouvel usage ne garantit en rien la pérennité patrimoniale. En effet, ces congrégations neutralisent la symbolique des lieux et n’investissent guère dans leur entretien. C’est que la conception du patrimoine fondée sur le « culte chrétien de la trace » leur est étrangère ; leurs temples ont une fonction utilitaire, sans plus.

Plus fréquemment, de nouveaux propriétaires convertissent des églises à d’autres usages. C’est ce qui est déjà arrivé à cinq cent dix-huit églises, dont deux cent soixante-et-une depuis 2003. Un premier groupe important d’églises a été acquis par des particuliers. Ce mouvement a été amorcé dans les années 1950-1960, alors qu’un grand nombre de petites églises anglicanes et protestantes, pour la plupart situées en milieu rural, avaient été désaffectées à la suite du déplacement des populations anglophones vers le centre et l’ouest du Canada. Ces églises accueillent des résidences, des restaurants, des petits musées régionaux. Mais leur pérennité patrimoniale est incertaine. Plusieurs ont perdu leurs attributs ecclésiaux : flèches, clochers, grandes fenêtres, et, dans presque tous les cas, leur espace intérieur a été subdivisé. Plus récemment, surtout depuis les années 1990, promoteurs et spéculateurs ont pensé s’enrichir en achetant pour peu les églises monumentales abandonnées dans les centres urbains. Le Québec a alors connu quelques rares projets de transformation en immeubles d’appartements qui ont marqué l’imaginaire et créé une légende urbaine : « nos églises sont transformées en condos ». En fait, ces projets ont eu peu de succès : la plupart des promoteurs et des acheteurs ont perdu leur mise après avoir constaté que les nefs, formées de mêtres cubes, ne se prétaient guère à l’installation d’appartements, jaugés au mètre carré. Bien des églises assujetties à des projets farfelus sont restées en plan et devront, en fin de compte, être démolies.

De ces aventures, nous avons collectivement appris que la sauvegarde de notre patrimoine ecclésial par l’entreprise privée n’est pas une solution, surtout lorsqu’il s’agit d’églises monumentales.

À l’opposé, le palmarès de la conversion des églises à des fins communautaires et culturelles est imposant et prometteur. Dans ce groupe, le régime de propriété oscille entre propriété publique et propriété collective (assumée par des organismes sans but lucratif, cousins des associations visées par la loi de 1901).

Depuis le milieu des années 1990, des municipalités rurales ont compris qu’elles avaient intérêt à maintenir sur le territoire des lieux de vie communautaire. Les élus locaux ont d’abord apporté leur soutien au maintien de l’église pour finalement l’acquérir pour un dollar symbolique. Ce patrimoine social a été investi par les citoyens, souvent à peu de frais : enlèvement des bancs, aménagement de cuisines, de sanitaires et d’équipements de scène. Aujourd’hui cent treize églises ont déjà été acquises par des municipalités. La moitié d’entre elles conservent un espace dédié au culte.

Depuis cette époque, plusieurs associations ont été créées pour reprendre des églises délaissées et ainsi perpétuer leur usage communautaire. Il faut savoir qu’au Québec l’église paroissiale, ou plutôt son sous-sol, est traditionnellement le siège de multiples organismes charitables et communautaires. En l’absence de cérémonies religieuses, la nef, comme les amples presbytères et les sacristies, constituent pour ces organismes des foyers de prédilection. La constitution de l’association s’impose alors en raison des exclusions des programmes gouvernementaux de subvention eu égard aux propriétés municipales, précisément pour favoriser des groupes communautaires et stimuler le développement local. Pour contourner l’équation “une église/un usage”, peu adaptée aux vastes bâtiments, nous avons développé à l’UQAM un projet pilote (en cours de réalisation) avec une structure de copropriété originale : neuf groupes se partagent le site de l’ancienne église Sainte-Brigide. En parallèle de ces conversions portées par les milieux démunis, le ministère de la Culture a à son crédit un certain nombre de conversions plus axées sur la préservation symbolique et architecturale. Dans cette catégorie se trouvent les réalisations les plus prestigieuses qui font l’objet de concours d’architecture : des bibliothèques municipales et des espaces culturels variés.

En matière de conversion d’églises, on peut dire aujourd’hui que le Québec sait faire. Le défi pour les prochaines années concerne plutôt la survie des églises plus précieuses, parmi lesquelles figurent trois cent vingt-quatre monuments classés. Le devenir de ces monuments historiques interpelle maintenant l’imagination. Puisque ni l’État, ni les municipalités ne veulent devenir propriétaires de ce patrimoine, notre équipe de l’UGAM, inspirée par le modèle néerlandais, a proposé de constituer des fiducies foncières d’utilité sociale, mandataires de l’action publique, pour conserver et mettre en valeur ces monuments3 au nom de l’intérêt collectif. Nous avons là une obligation de réussite : il ne peut être question de laisser sombrer les marqueurs identitaires les plus forts du paysage culturel québécois.

Luc NOPPEN
professeur au Département d’études urbaines et touristiques de l’université du Québec à Montréal (UQAM) et titulaire de la chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain à l’École des sciences de la gestion de cette université

  1. Au Québec, ce pourcentage était reconnu par l’Église catholique romaine en 2003 et il n’y a aucune nouvelle donnée depuis. En France, ce chiffre a été avancé par l’Institut français d’opinion publique (IFOP) en 2009 et reconnu par l’Église de France.
  2. Dans notre ouvrage Les églises du Québec, un patrimoine à réinventer, Luc Noppen et Lucie K. Morisset, Québec, Presses de l’université du Québec, 2005, 456 p. -nouvelles éditions en 2006 et en 2011), ces questions sont largement débattues.
  3. Ce vaste projet a été publié : Explorations autour du destin des églises du Québec : un plan églises pour le Québec, Luc Noppen, Dossier, L’Action nationale, juin 2013, vol. CII, n°6, p. 54-11. Disponible en ligne.
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