Connais-toi toi-même

À titre de propos liminaire, on
rappellera ici que la notion de
projet est une notion qui est
loin d’être neutre, et qu’elle
appartient avant toute chose, à la philoso-
phie, quand bien même elle s’exprime par
la voie du politique. Les deux ne sont-ils
pas nés en même temps?

Un projet ne se définit jamais dans l’absolu.
Cela n’a pas de sens. Un projet est toujours
circonstancié, et, nonobstant une éventuel-
le visée universalisante, limité dans ses
applications.

Quelles sont les circonstances? Elles sont
triples. En termes immédiats, elles sont
liées à la décentralisation. Mais derrière la
décentralisation se cache l’achèvement
d’un cycle de l’aménagement du territoire,
concomitant d’un ralentissement de l’acti-
vité. En toile de fond enfin, se profile
l’épuisement d’une certaine foi dans le pro-
grès, née avec les Lumières, et entretenue
par deux siècles d’incessantes révolutions
technologiques.

Il n’est probablement pas raisonnable de
croire, comme notre manque d’imagination
nous incite à le faire, à un retour de la
croissance “à deux points” : ni la démogra-
phie, ni la division internationale du travail
ne nous autorisent à tabler sur un dévelop-
pement intense dont on connaît par
ailleurs les limites, les défauts, et les consé-
quences néfastes. Il convient donc
d’apprendre à penser notre devenir dans
des termes autres que ceux que l’on nous a
enseignes.

Qu’est ce que cela signifie? Cela signifie
tout d’abord que l’idée même de progrès
est a revoir. Non pas pour renoncer à ce
projet des Lumières qui irrigue encore
toute notre manière de penser, mais pour
revenir à ce qu’il peut avoir d’essentiel. On

a voulu retenir de celui-ci que ses manifes
tations les plus spectaculaires, liées à la
domination, par ailleurs équivoque mais
sans précédent, de notre milieu. Ce bruyant
succès nous à fait oublier qu’une telle
domination n’a été rendue possible que par
un effort non moins conséquent de la rai
son sur elle-même, et cet effort ne porte
pas que sur les choses, il porte aussi sur
l’être des choses, ce qui revient à dire qu’il
doit aussi porter sur nous-mêmes :
“connais toi toi même |”

C’est là que nous plaçons le sens du pré
sent appel à contributions “Ensemble, tra
çons notre avenir”.

Cet avenir ne naît pas avec ce projet. Bien
qu’il soit porteur de toutes nos attentes, et
il a été préparé, pourrait-on dire, de longue
date.

Nous ne sommes (voici de l’être), de ce
ministère que depuis peu : mars 1979
c’était hier. C’était presque avant la crise
C’était au moment de la lame de fond
remettant tout à la fois en question
gigantisme, le béton et le “déménagement”
du territoire. C’était le moment des lois sur
l’architecture. sur la protection de la natu
re, et le moment des circulaires sur le
Fonds d’aménagement urbain.

Qu’en avons nous fait ? Nous nous
sommes mis à la tâche, nous la nouvelle
génération, dans l’ombre de nos ainés, qui
s’est révélée par la suite être indifférente à
nos investissements.

Nous avons appris que la reconnaissance
ne viendrait que du terrain, dont nous par-
tageons l’existance. Nous avons vu à quel
point il est démuni, pas tant sur le plan de
la finance, de l’argent, que sur celui de la
connaissance, de la culture. Îl n’est pas
moins démuni toutefois que nos élites,
comme l’avait dit André Chastel lors du
colloque Mérimée. Il n’en perd pas son
humanité pour autant, dans ce qu’elle a de
meilleur ou de pire.

Nous avons vu qu’il est possible, locale-
ment, de travailler, et de concourir à ce qui
n’est jamais qu’un exercice convenable de
l’architecture, dont nous avons appris à
savoir qu’elle n’est pas un vain mot, propre
à orner les discours et à attirer sur eux les
justifications.

Qu’attendons nous de notre ministère?
Qu’il partage le projet que nous portons
chaque jour avec opiniâtreté, et qu’il pren-
ne, en conséquence, certaines responsabili-
tés.

  • Sur le plan de la formation, tout d’abord.
    Comment se fait-il que les écoles d’archi-
    tecture n’offrent pas un enseignement sur
    le patrimoine, obligatoire ou optionnel? Îl
    n’est pas inintéressant, pour un architecte,
    d’avoir fréquenté Viollet-le-Duc ou Brandi.
    Mais qui connaît Brandi en France? Une
    initiation au patrimoine est aussi une ini-
    tiation à l’esthétique. Doit-on ajouter que
    l’architecture est intiment liée à l’esthé-
    tique?

  • Sur le plan de la coordination, le finance-
    ment de l’habitat est resté une affaire de
    normes. Il ne tient guère compte de la spé-
    cificité d’un bâti qui ne gagne pas toujours
    à être “modernisé”. Ce financement se
    désintéresse de savoir si il est protégé ou si
    il ne l’est pas, ou de savoir s’il pourrait
    l‘être et s’il devrait l’être. Sommes-nous
    dans le ministère de tutelle de l’ANAH?

  • La protection de ce que l’on appelle
    improprement l’espace date majoritaire-
    ment de 1943, du fait de l’emprise des
    abords des monuments historiques. Elle a
    été appelée, de par la volonté du législa-
    teur, à connaître de nouveau développe-
    ments, avec les “zones de protection”
    (ZPPAUP). Cette initiative n’a pas été cou-
    ronnée de succès, en raison de sa lourdeur
    (car le mieux est l’ennemi du bien). Il n’en
    est pas moins vrai que des milliers de dos-
    siers, grands et petits, encombrent inutile-
    ment nos services, pour le plus grand
    embarras des usagers. Qu’attend-on pour
    s’en défaire, unilatéralement, en prenant
    appui sur le RNU tacite des espaces proté-
    gés, qui distingue des zones UA et des
    zones ND avant un valeur sur le plan du
    patrimoine ou du paysage, des autres
    zones, qui n’en ont pas?

Tout cela pour dire, en se résumant, que
notre travail n’a de sens que s’il sait se
ramasser sur deux axes.

  • Le premier, vertical, porte sur une “pro-
    tection rapprochée”, qui seule permet
    d’assurer la crédibilité de nos interventions,
    et qui devrait, du fait même de son carac-
    tère sélectif, être éligible aux financement
    des monuments historiques

Peut-on séparer une cathédrale de son
parvis, ou de la place qui l’enserre? Il
devrait être de même éligible à un finance-
ment adéquat sur le plan de l’amélioration
de l’habitat. Pourquoi n’invente-t-on pas
des OPAH-Patrimoine?

  • Le deuxième, horizontal, porte sur la for-
    mation, qui ne se limite pas aux archi-
    tectes. Elle engage à leur côtés les entre-
    prises et les donneurs d’ordre, et au delà,
    l’appareil de production du bâtiment, qui
    n’évolue pas forcément, de lui-même, dans
    une direction défavorable, et qui ne
    demande qu’à être orienté convenable-
    ment.

Yves BELMONT
Architecte et urbaniste de l’État, architecte des bâtiments de France.
École d’architecture de Lyon et Service départemental de l’architecture de Saône et Loire.

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