Territoires et institutions : pour une doctrine de l’après-zonage 2/2

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La mythologie constructiviste

Face à ces évolutions rapidement rappelées, comment faut-il essayer de réfléchir pour l’avenir ? Nous voyons se déployer ce que j’ai appelé une mythologie constructiviste, trop fréquemment entendue au cours de ces dernières années.

Un premier postulat correspond à l’affirmation suivante : il suffirait d’avoir de grandes régions et le territoire français serait mieux géré. Je ne dis pas qu’il ne soit pas nécessaire pour tel ou tel besoin d’associer les régions, de les faire travailler ensemble, mais penser, qu’ipso facto, le fait de substituer aux vingt-deux régions métropolitaines six ou sept régions permettrait automatiquement une meilleure gestion du territoire me paraît un raisonnement un peu rapide. D’une part, cela entraînerait des choix extrêmement délicats -va-t-on partager l’Auvergne en deux en en mettant une partie dans la région lyonnaise et l’autre partie dans une nouvelle grande région Centre-Atlantique ? D’autre part, si l’on examine ce qui se passe dans le monde, on constate très bien que ce n’est pas nécessairement une grande dimension démographique ou une grande dimension territoriale des pays qui est gage d’efficience. Par exemple, le Luxembourg est un petit pays avec un faible peuplement et Luxembourg-ville, avec moins de cent mille habitants seulement, est une ville européenne, une euro-cité de par ses fonctions, alors que Toulon, dont l’agglomération compte aujourd’hui quatre cent trente-huit mille habitants, n’est absolument pas une ville européenne. Donc, la dimension n’est pas le seul élément qui joue. D’autres exemples pourraient être cités comme Monaco, le Liechtenstein, petits pays qui ont néanmoins trouvé leur place dans une économie de plus en plus mondialisée.

Deuxième postulat parfois avancé, il faudrait que les budgets des régions soient beaucoup plus importants. Là aussi, je crois que c’est plutôt une erreur parce qu’il faut étudier la nature des budgets des différentes collectivités territoriales. La région a été conçue essentiellement comme une administration de mission et non comme une administration de gestion. Son budget n’est donc pas alourdi par des charges diverses et nombreuses qui seraient nécessaires pour gérer sur le terrain un certain nombre de services. En revanche, les budgets régionaux permettent de peser très largement sur la vie régionale et ont donc une importance considérable. En définitive, les régions ont des marges de manoeuvre, à mon sens, supérieures au département parce que justement elles n’ont pas de missions de gestion.

Troisième postulat : il suffirait de découper intelligemment le territoire. À cet égard, il y a, à l’étranger, un exemple intéressant : celui de la Randstad, aux Pays-Bas. Le classement des grandes métropoles mondiales indique pour l’Europe Paris, Londres, et la Randstad, c’est-à dire un territoire dont la partie urbanisée comprend notamment les communes d’Amsterdam, Rotterdam, La Haye et Utrecht. Il faut savoir que “la Randstad n’existe pas”1 . C’est une pure création des géographes : la Randstad est divisée entre trois provinces différentes, elle a trois systèmes régionaux de drainage, il n’y a pas de maire de la Randstad, il n’y a pas de conseil d’agglomération, c’est seulement un concept géographique. Mais c’est un réseau territorial de facto qui se révèle concurrentiel dans une économie de plus en plus mondialisée. Cet exemple montre que la valeur d’un territoire n’est pas forcément liée à une organisation centralisée de ce territoire.

En définitive, la mythologie constructiviste conduit à rapprocher les termes utilisés dans le débat européen actuel2 et dans celui sur les institutions territoriales. Les options présentées sont les suivantes : élargir l’intercommunalité, approfondir l’intercommunalité ou aménager à la carte l’intercommunalité. Toutes ces données paraissent un peu dépassées par une évolution beaucoup plus importante que j’appelle la “ville plurielle”3 , c’est-à-dire le fait qu’un nombre croissant de nos concitoyens
sont consommateurs de plusieurs villes. Même si l’on considère les 400 “pays” dont la carte a été dressée dans le cadre du grand débat sur l’aménagement du territoire, en réalité de plus en plus de nos citoyens sont consommateurs de plusieurs pays. Bien entendu, il y a sans doute un lieu où chaque homme s’identifie davantage, mais les hommes sont amenés de plus en plus ë vivre dans plusieurs espaces, surtout avec le développement des réseaux de trains à grande vitesse. Par exemple, un nombre non négligeable de personnes domiciliées à Tours viennent tous les jours travailler à Paris. Il y a également les “cadres à grande vitesse” dont le nombre se développe de façon importante. Paris-Bruxelles en TGV, ce sera une heure et demie dans quelques années. Lorsqu’un Parisien va à Lille, il a parfois l’impression de ne pas quitter la banlieue de Paris.

Donc, il y a un phénomène complètement nouveau : la consommation de l’espace n’est pas une consommation refermée sur des frontières géographiques maïs, au contraire, une consommation de plus en plus ouverte et de plus en plus variée. C’est un élément dont il faut tenir compte pour réfléchir à l’aménagement de l’espace. Quels sont les trois principes qui per- mettraient de fonder désormais cet aménagement de l’espace?

Trois principes

Le premier est le principe de subsidiarité. Il est essentiel de régler les questions à l’échelon où elles peuvent être réglées. Les habitants d’un pays où ils ont leur domicile ont besoin de s’identifier à leur pays, d’avoir un enracinement culturel, et ils ont besoin également que leur territoire soit bien géré. D’une part ils peuvent effectivement souhaiter le maintien du cadre communal, mais ils peuvent aussi, comme l’a développé Michel Péricard à Saint-Germain-en-Lavye, souhaiter le développement de conseils de quartier4 , parce que ce n’est pas forcément à l’échelle communale globale qu’on peut régler un certain nombre de questions propres à tel ou tel quartier. En conséquence, il faudrait afficher, parce que cela répond à une réalité historique, la nécessité de maintenir, c’est-à-dire de ne pas violer le cadre communal existant hérité de l’histoire. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas faire évoluer les compétences strictes de la commune. La commune doit rester un cadre minimum de relations humaines quotidiennes. Si l’Etat avait affiché plus fort la nécessité, pour certains raisons dirimantes, de conserver le cadre communal, les communes auraient peut-être été moins frileuses devant l’intercommunalité parce qu’elles auraient eu moins peur d’être “mangées” dans le cadre d’un regroupement global. Certains exemples étrangers plaident dans ce sens : le gouvernement de la Galice, qui gère une des communautés autonomes de l’Espagne, hérite aujourd’hui d’une organisation territoriale résultant d’une fusion autoritaire de ses communes. Au bout de presqu’un siècle de fusion, celle-ci n’est toujours réalisée dans les esprits et dans la vie quotidienne, parce qu’un cadre ancien a été détruit sans qu’ait été créé un cadre nouveau. Il aurait fallu concevoir ces communes fusionnées peut-être comme des cantons, tout en gardant, au nom du principe de subsidiarité, le cadre communal habituel. La Xunta de Galicia s’interroge désormais sur la façon de recréer le cadre de vie des habitants.

Deuxième élément : il convient de rappeler l’importance de la dimension humaine. Une commune correspond à une aire géographique ; une commune, un département, une région, ce sont des ensembles territoriaux où il faut apprendre à vivre ensemble. Ce fait d’apprendre à vivre ensemble n’est pas seulement lié aux réglementations, mais aussi à la façon dont ces territoires sont gérés. Par exemple, toutes les communes de France, quelle que soit leur taille, sont régies par la même réglementation. Or, nous constatons qu’il y a des communes mieux gérées et des communes moins bien gérées ou des communes qui ont des évolutions différentes. Faut-il rappeler l’évolution différente entre Marseille et Toulouse au cours des années 1980 ? Faut-il rappeler que l’intercommunalité n’est pas forcément la solution à tous les problèmes ? L’une des villes dont on parle beaucoup malheureusement, Mantes-la-Jolie, a un district. Est-ce que le simple fait d’avoir un district a résolu les problèmes de Mantes-la-Jolie? Malheureusement non. Il y aurait toute une étude à faire de la différence de gestion entre, par exemple, la commune de Mantes-la-Jolie et celle de Saint-Germain-en-Lave depuis la fin des années 1970. Ce ne sont pas les réglementations nationales qui expliquent les différences, mais au contraire les différences de gestion. Donc, il est nécessaire de prendre en compte aussi cette dimension humaine qui est tout à fait essentielle.

Enfin, c’est fondamental, le monde est de plus en plus réticulaire.

L’importance des réseaux doit être prise en compte dans les questions d’aménagement. Je note d’ailleurs en passant que votre association, qui a eu la bonté de m’inviter, est organisée en réseau. Cela a été d’ailleurs assez amusant pour moi parce que jai reçu le programme à la fois de Montpellier, de l’Aisne, de Blois ; c’était à chaque fois des invitations un peu différentes : il y avait des nuances dans le programme. La montée du réticulaire signifie que le zonage n’est pas la solution à tous les problèmes d’aménagement. Aujourd’hui, bien au contraire, il faut décloisonner. On peut imaginer de l’intercommunalité sans frontière commune. Pourquoi, par exemple, les villes de Brest et de Toulon ne mettraient-elles pas un certain nombre de choses en commun, compte tenu du fait qu’elles ont des caractéristiques communes en matière maritime ? Pourquoi les villes de Conflans-Ste-Honorine et de Béthune ne s’associeraient-elles pas -dans la mesure où elles sont toutes les deux une grande identité dans la batellerie. Donc, il faut raisonner en termes de réseaux, c’est tout à fait fondamental aujourd’hui. Si on s’enferme dans des frontières géographiques, on reste en fait dans un esprit de zonage qu’il faut dépasser, cet esprit de zonage qui est d’ailleurs l’héritier de la Charte d’Athènes, qui devrait aujourd’hui, maintenant, avoir fait long feu. Il est nécessaire d’inventer une doctrine de l’après-zonage.

Il convient désormais de conclure par trois remarques.

Premièrement, alléger et simplifier les outils et les procédures de l’intercommunalité est un impératif. La loi de 1992 sur l’administration territoriale, en créant deux structures nouvelles, complexifie les données. Il aurait été préférable de considérer le district et d’avoir différentes formes de district au choix des élus des différentes communes plutôt que de créer à nouveau des structures supplémentaires. Le citoyen ne peut sy retrouver, et même les techniciens parfois, pour savoir qu’elle est la différence de responsabilité, quelles sont les différences fiscales, selon qu’on choisit le district, la communauté de communes, la communauté de villes, etc. Autrement dit, il faut réduire le nombre de cadres institutionnels lorsque cela est possible pour simplifier et mettre de la clarté.

Deuxième remarque, l’aménagement a besoin d’une pluralité d’échelles spatiales et d’échelles de responsabilités. L’échelon du pays évoqué dans la loi sur le développement du territoire est important, mais il n’y a pas que l’échelon du pays. Selon les projets d’aménagement, les échelons doivent être forcément différents. Selon qu’on aménage un square ou une gare TGV,
il ne faut pas le même échelon d’aménagement. Selon que l’on considère la construction d’une école maternelle ou la construction d’une université, les questions vont être aussi à des échelons totalement différents. Autrement dit, il n’y a pas d’échelles a priori pertinentes pour résoudre toutes les questions d’aménagement. Selon les problèmes, il faut des échelles différentes.

Enfin, je terminerai sur la question de l’aménagement du territoire5 .Le rôle des pouvoirs publics en la matière est de permettre aux territoires d’être dans une situation égale face à la demande de qualité de vue des Français et face à un monde où les territoires sont de plus en plus en concurrence. L’Etat a de grandes responsabilités passées dans ce que jappelle parfois, de façon un peu provocatrice, le déménagement du territoire. Il lui appartient aujourd’hui de mettre les territoires en situation afin de permettre à chacun d’eux d’évoluer comme il l’entend dans un monde de plus en plus compétitif.

9- DUPUY, Gabriel, L’urbanisme des réseaux. Armand Colin, Paris, 1991.

Gérard-François DUMONT
Professeur à la Sorbonne Directeur-adijoint de l’Institut d’urbanisme et d’aménagement

  1. HEINEMEYER, Wilhem. La politique d’aménagement du territoire dans la métropole polycéphale de la Randstad, Colloque Espace et Culture, 13 septembre 1994.
  2. FABRA, Paul, “Europe : un socle ou un noyau dur ?” Les Echos, 16-17 septembre 1994.
  3. DUMONT, Gérard-François, Une révolution urbaine silencieuse : la ville plurielle. Penser la ville de demain, l’Harmattan, Paris, 1994, op. 1123-122
  4. DUMONT, Gérard-François, La participation des habitants à la vie communale, les Cahiers du CREPIF, n°35, juin 1991, p. 46-50.
  5. DUMONT, Gérard-François, L’aménagement du territoire. Les Editions d’Organisation, Paris, 1994.
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