L’architecture à la Culture 2/2

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Pour une pratique de l’aménagement plus patrimoniale

Le premier d’entre eux s’observe en négatif. Il ne conviendrait pas que le départ de l’architecture de l’Équipement conduisit les aménageurs à relâcher les efforts entrepris, quelle qu’en soit la timidité, en faveur d’une gestion plus fine et qualitative de l’urbanisme. Les élus ne semblent pas avoir tous compris l’importance de la demande sociale en matière de protection et ne se sont pas encore suffisamment interrogés sur les raisons pour lesquelles l’opinion publique se défie toujours autant de la politique de l’aménagement. Globablement, ce n’est pas sur eux que l’on peut compter : il ne faudrait donc pas, qu’en raison du transfert, se rompent les quelques liens, généralement d’ordre personnel, qui ont pu se tisser entre architectes des bâtiments de France et des fonctionnaires des directions départementales de l’équipement, sinon, on reviendrait à la vieille dialectique aménagement/protection. Il importe plus que jamais que les ingénieurs et les urbanistes soient sensibilisés, dans le cadre de leur formation initiale ou permanente, à la gestion du patrimoine ; que les services départementaux de l’architecture gardent leur rôle de trait d’union entre les fonctionnaires de l’Équipement et les services des monuments historiques, de l’archéologie et de l’inventaire. Sauf à produire une gestion de l’espace moins que jamais en phase avec les attentes de l’opinion.

L’avenir du Centre de Chaillot

À fortiori, la formation des agents des services départementaux de l’architecture et, en dehors des services de l’État, d’architectes libéraux à spécialité patrimoniale, devrait être renforcée. Le Centre de Chaillot sera-t-il en mesure de dispenser un enseignement plus lourd qu’actuellement, de délivrer un diplôme officiellement reconnu et, surtout, d’assurer une formation permanente qui devrait revêtir un caractère quasi obligatoire ? L’histoire de l’architecture et celle de l’urbanisme sont des sciences qui évoluent trop vite pour que l’on puisse se contenter, toute sa carrière, des connaissances acquises pendant sa jeunesse. Et ce ne sont, certes pas, les manuels d’enseignement universitaire qui permettent à un architecte des bâtiments de France d’exercer une action appropriée dans une zone urbanisée au XXe siècle : il lui faut être en phase avec les
services les plus “pointus” en matière de recherche.

La formation des architectes : l’enjeu des arts plastiques et de l’histoire

Plus généralement, c’est la formation des architectes qui doit être revue à la faveur de l’opportunité que fournit ce rattachement à la Culture.

Sur deux points au moins :

Il est grand temps, tout d’abord, de remettre en cause cette scission opérée, voici bientôt trente ans, entre l’enseignement des arts plastiques et celui de l’architecture. Celle-ci est dommageable à l’éducation de la sensibilité artistique des architectes, à l’élaboration de relations personnelles entre plasticiens et constructeurs et, au-delà, à l’intégration de l’œuvre d’art dans l’espace construit ou urbain. Coupés des ingénieurs depuis le XIXe siècle, contrairement à leurs homologues allemands, suisses et austro-hongrois, les architectes le sont désormais des artistes : sans prétendre revenir au modèle de l’ancienne école des Beaux-arts, ni instituer le système de l’Institut polytechnique, il y a lieu d’ouvrir une réflexion dans ce domaine, chantier difficile, mais indispensable.

Ensuite, l’enseignement de l’histoire de l’architecture doit être réintroduit dans le cursus des études du futur architecte. Il est presque partout inexistant et, quand il existe, sauf exception notoire, de qualité insuffisante et frileusement coupé de l’histoire de l’architecture universitaire. Les temps ne sont plus où une modernité agressive prétendait pouvoir faire table rase de l’héritage : elle-même a été rattrapée par l’histoire. Pas plus que n’importe quelle activité humaine, la pratique de l’architecture ne peut durablement être conduite dans l’amnésie de sa continuité. Dans le même esprit et sur un plan pratique, il n’est pas concevable que l’art de la restauration ne soit pas enseigné aux futurs architectes, ne serait-ce que pour qu’ils affirment leur sensibilité à l’égard du bâti qui constituera l’environnement de leurs propres constructions. On le fait en Italie, les architectes s’en portent bien. Il est donc temps d’en finir avec cette fracture préjudiciable entre architectes constructeur et restaurateur : voici un combat plus utile que de courir après l’instauration d’un doctorat en architecture.

La coordination des services extérieurs

À côté de ces redoutables enjeux en matière de formation, se pose le déficit perpétuel de l’efficacité administrative. Quels qu’aient été les moyens nouveaux mis à la disposition des services départementaux de l’architecture depuis 1978, ils sont restés en deçà de l’accroissement des besoins. La multiplication des espaces protégés, conséquence de celle des inscriptions et des classements, engendre des besoins accrus en matière de personnel. Or, si l’on a trouvé les ressources pour constituer une direction de l’architecture, il est peu probable qu’on puisse en faire de même pour doter les services départementaux de l’architecture de ce qui leur manque déjà. Et de ce qui leur manquera plus tard : car la protection du patrimoine de proximité, telle que la lancera sans doute la future fondation du patrimoine, l’identification de nouveaux champs de protection qui n’aura de fin qu’avec celle de l’activité humaine, le souci accru d’exigence dans les interventions sur le bâti, ne pas se contenter des façades d’immeuble par exemple, mais intervenir sur l’intérieur, tout cela va nécessiter des besoins en hommes, en crédits et en matériel qu’il serait sage de prévoir et de quantifier.

Il est peu probable, disais-je, qu’on puisse les satisfaire. Aussi sera-t-on conduit à ce qu’on appelle pudiquement un “redéploiement des moyens”. Notamment en imposant une meilleure coordination administrative. Tout d’abord, au niveau régional : que vont devenir les directions interdépartementales et régionales de l’environnement ? Seront-elles cantonnées aux espaces naturels et amputées au profit des directions régionales des affaires culturelles ? Dans ce cas, les conservations régionales des monuments historiques s’en trouveront-elles grossies ? -hypothèse peu probable. Ou un nouveau service pour les espaces construits y serait-il créé ? Vont-elles, au contraire, rester en l’état, comme dans une sorte de provisoire à long terme, sans autre changement que la tutelle qu’exercerait, parmi d’autres, la direction de l’architecture ? Laquelle n’en retirera probablement pas le pouvoir de désigner les responsables, mais la frustration certaine de ne pouvoir le faire.

Favoriser les échelons rapprochés du terrain

En fait, plutôt qu’à ces divers scénarios qui ne peuvent satisfaire que les seules intrigues de ces modernes “abbés de cour” qui hantent les ministères, ne serait-il pas temps de réfléchir à un mode de gestion plus rapproché, à l’écoute du terrain ?

N’est-il pas concevable de revoir les structures départementales dans la perspective de renforcer cet échelon ? N’est-il pas temps de faire en France ce que l’on a fait en Allemagne depuis un siècle, c’est-à-dire de confier (céder la charge) aux villes des responsabilités administratives en matière de patrimoine ?

N’y aurait-il pas lieu, en restant sourd aux protestations doctrinaires des uns et catégorielles des autres, d’entreprendre des expériences de décentralisation avec quelques villes non pas de ces villes déjà riches de monuments et, par tradition de gestion, acquises à la cause patrimoniale, mais des villes de banlieue dotées d’un patrimoine mal connu ou atypique.

Autant prendre le taureau par les cornes avant qu’il ne soit trop tard : la politique du patrimoine a perdu, pour cause d’évolution sociale, ses fondements régaliens et implique aujourd’hui de nouveaux acteurs selon un processus que j’ai analysé dans L’Utopie française1 ; quant à l’État, il ne dispose plus des moyens d’une telle politique ; il doit donc s’effacer. Le rattachement de l’architecture à la Culture offre l’opportunité de proposer des solutions nouvelles pour des besoins nouveaux.

Ne pas la saisir, pire qu’une stagnation, engendrera une régression.

Répétition d’orchestre

Indépendamment du patrimoine, reste une question essentielle : celle de la qualité de l’architecture et de l’urbanisme. Il y a quelques années, on avait annoncé, à grands sons de trompe, une politique en faveur des entrées de ville qui offrent le lamentable spectacle de stations-service, d’espaces industriels, d’aires d’asphalte et de cités dégradées et dégradantes : comment tant de réformes, de règlements, d’administrations peuvent-ils conduire à un tel échec ? À quoi sert-il de nettoyer le cœur des villes, si c’est pour en salir la périphérie ? Il ne suffit pas que chacun des musiciens d’un orchestre soit talentueux pour qu’un orchestre soit musical, encore faut-il que le chef d’orchestre connaisse son métier. Encore faut-il même qu’il y ait un chef d’orchestre ! Et non deux -l’État et la Ville-, comme aujourd’hui. Faute de coordination véritable, faute de volonté municipale de se considérer, non seulement comme un aménageur économique, mais comme un organisateur de l’esthétique du territoire communal dans son entier, le transfert de l’architecture à la Culture et toutes réformes consécutives seront comme rien.

Jean-Michel LENIAUD
École pratique des hautes études

  1. L’’Utopie Française par Jean Michel Leniaud, Mengès Paris 1992. Dans une approche historique soulignant l’attitude régalienne de l’État, puis son souci accru de sensibilisation, l’auteur s’interroge sur la tradition du soutien des arts et son incidence sur le pouvoir politique. Il pose la question du sens actuel du Patrimoine.
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