Sonnez hautbois, résonnez trompettes

Je découvre un après-midi de 1994 le chevet de l’abbatiale de Lessay ; il m’apparaît totalement familier. Comme avec un ami de longue date, je n’ai pas à faire connaissance, la conversation reprend là où nous l’avions laissée en 1956. Pendant qu’il me parle, je l’observe : il n’a pas pris une ride, mais il est hâlé comme les marins de la baie toute proche.

Déjà, j’ai hâte de retrouver le cœur de cette enveloppe de pierre. Je cherche l’ouverture. À son approche, je perçois, diffuse, une musique : elle vient bien de l’église, un office s’y tient sans doute, il faudra se montrer discret.

Devant le seuil, la musique se fait reconnaître, baroque, jouée à l’orgue. L’orgue ? Je n’avais pas souvenance d’un orgue dans l’abbatiale, où se cache-t-il ?

Distrait, oublieux de mon propos initial, je poursuis la recherche de cet orgue. Délaissant le bas-côté, je parviens à la nef accompagné de volutes sonores emplissant l’espace d’un tintamarre croissant. Face au sanctuaire, point d’office, et point d’orgue, serait-ce une “sono” ?

Le recueillement auquel j’aspirais fuit à chacun de mes pas en direction de la croisée du transept, que j’atteins, la vue brouillée. En l’espace d’un instant, la vue me revient, hallucinée : elle est bien là, la “sono”, mais c’est un orgue.

Dans le bras nord du transept, trône, rutilant, énorme, occupant sans vergogne un espace déjà encombré de ses projections sonores, l’orgue. Ma place n’est plus là, je m’enfuis.

Étourdi, j’entends, sur le seuil retrouvé, une voix distinguée qui tente de me vanter les mérites de la prochaine saison musicale à Lessay : un public nombreux affluera vers l’orgue.

J’ose avancer l’incongruité de l’instrument, sa froideur, sa démesure : “rien n’y fait”, l’homme est convaincu, la musique fera enfin revivre un monument qui en a tant besoin.

La musique baroque sera-t-elle accordée au caractère roman de l’édifice ? J’avance l’argument, conscient de sa faiblesse : mon vis-à-vis la relève immédiatement.

Je reprends : cette restauration exemplaire, due à l’architecte en chef des monuments historiques Yves-Marie Froidevaux, cette architecture romane retrouvée, cette discrétion partout observée, y compris dans le mobilier, les autels, les confessionnaux, ne souffrira-t-elle pas d’une confrontation aussi violente avec le nouvel orgue ? Sourire, un brin narquois : « Monsieur est connaisseur ! Faut-il lui rappeler que l’architecte Froidevaux prit lui-même de grandes libertés avec l’édifice, reconstruit plus qu’il n’a été restauré, dépouillé de son mobilier accumulé au cours des âges, rendu à l’image supposée que vous vous faîtes de l’art roman ? »

Le coup m’assomme, je choisis la retraite, nous ne nous étions pas présentés, nous restâmes anonymes. J’ai reconnu depuis, le promoteur de l’orgue, voisin influent de l’abbatiale.

Je ne reviendrai plus à Lessay, mais je reverrai la petite place de Sarlat qui porte le nom d’Yves-Marie Froidevaux pour songer aux lieux transfigurés par le grand architecte qu’il fut. Et prier pour que l’abbatiale du Mont-Saint-Michel, son grand-œuvre, soit épargnée.

Bruno STAHLY

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