La densité est-elle politiquement désirable ?

L’étalement urbain se propage en France, comme dans de nombreux pays. Loin d’être le résultat d’un “laissez-faire” ou d’une impuissance politique, il est l’aboutissement d’un projet politique d’importance.

Et ce projet politique a un nom, la « démocratie des propriétaires ». Elle est une doctrine libérale de l’État et de la citoyenneté, née avec les philosophes des Lumières comme John Locke, adoptée ensuite par la philanthropie libérale du XIXe siècle, et qui s’enracine aujourd’hui avec la bénédiction des gouvernements, par la colonisation résidentielle des grandes périphéries urbaines, issue de plus d’un siècle de soutiens publics.

La construction d’infrastructures de transports rapides (ferroviaires, puis autoroutiers) et la mise en place simultanée d’aides à l’accession à la propriété en faveur des citadins modestes ont, partout dans le monde, servi cette colonisation. Aujourd’hui, en France, l’Insee dénombre quatorze mille communes “périurbaines”. Elles occupent une petite moitié du territoire où résident près de quinze millions de Français. Au vu des derniers recensements, les plus dynamiques d’entre elles sont de petites tailles, proches de l’espace rural. Là sont majoritairement les propriétaires occupants dont l’implantation périphérique se voit sur une carte de France. Plus détaillée, une carte d’Île-de-France montre le taux croissant de propriétaires occupants et de maisons individuelles en raison de l’éloignement des centres. Enfin, les statistiques annuelles de la construction des logements vérifient la fabrication de cet environnement suburbain : en 2008, 68 % des logements construits ont été des maisons individuelles dont 55 % réalisées par des particuliers sur des terrains d’au moins mille mètres carrés, seules 12 % de maisons individuelles ont vu le jour en lotissement ou en groupement. Très différent des nappes pavillonnaires, cet immense éparpillement de la construction dans les communes rurales progresse par un incessant grignotage des champs : rang de maisons le long des routes secondaires et des chemins vicinaux où en bordure de courtes impasses enfoncées, parfois loin, dans les cultures. Mutation de terres agricoles bon marché, faible densité, dispersion du bâti ont été le cadre par quoi, en cinquante ans, une majorité de Français (58 %) sont devenus propriétaires de leur habitation, dont 78 % d’une maison individuelle. Ils n’étaient pas 30 % en 1950.

Pour un libéral, ce basculement sociologique, préparé depuis un siècle et demi d’aides publiques, est une révolution silencieuse. Partout en Europe, la condition de propriétaire occupant est devenue dominante. Originairement un slogan en résumait l’Utopie : « Le bon citoyen est un citoyen propriétaire ». Ce court extrait du rapport 2009 de la Banque mondiale atteste sa vitalité : « Les logements qui sont la propriété de l’occupant et qui représentent en général le bien individuel le plus important d’un foyer jouent un rôle majeur dans la génération de richesses, la Sécurité sociale et la politique. Les personnes qui sont propriétaires de leur maison ou qui bénéficient de la jouissance d’un bien résidentiel à des conditions favorables s’impliquent davantage dans la vie de leur communauté et sont donc plus poussées à faire pression pour la réduction de la criminalité, le renforcement de la gouvernance et l’amélioration des conditions environnementales locales. » Inusable argumentaire libéral auquel les sociaux-démocrates se rallièrent au nom de la relance keynesienne du bâtiment. Résultat, une majorité de citoyens-propriétaires se trouve à la tête d’un capital immobilier proche de cent vingt mille euros (patrimoine médian des Français, Insee 2004), un trésor en partie dû à l’État-providence.

L’habitation patrimoine peut être louée, vendue, transmise, gagée, en prévision de soins imprévus, en complément de retraite, en soutien aux enfants. Par millions, elles forment un vaste régime assurantiel privé, soutenu publiquement, dont l’exclusion des non-propriétaires rompt l’égalité des Français face aux protections universelles de 1945. Aujourd’hui 58 % de familles peuvent en négliger la défense, tandis que les 40 % restants craignent les défaillances de la Sécurité sociale et des régimes de retraite pour s’abriter, dès que possible, sous l’accession. Malheureusement, bâtie sur la spéculation immobilière, l’utopie libérale exige des primo-accédants. Un tiers de la population, souvent jeune ou issue de la population immigrée, risque de ne pas parvenir au statut de propriétaire. Mais, avant d’atteindre cette limite, sa démocratisation continuera au nom de l’égalité. Par choix doctrinal ou pragmatisme, les aides publiques afflueront. Aujourd’hui un revenu mensuel net de deux mille euros permet d’acquérir son logement à condition d’opter (compte tenu d’un prix moyen de deux mille euros le mètre carré pour une maison et de trois mille quatre cents euros pour un appartement, en 2013) pour une maison individuelle en lointaine périphérie. Si l’on y ajoute le désir des deux tiers des familles de jardiner et de transformer leur maison, on comprend pourquoi les contraintes de la densité -surcoût foncier, petites parcelles, immeubles-, excluent les nouveaux candidats à l’accession à la propriété et ne sont donc politiquement pas désirables.

Quant au soutien public à la densification, il a aussi ses logiques, non pour guerroyer sans résultat, comme depuis quarante ans, contre l’étalement périphérique en densifiant les centres, mais en vue d’améliorer l’habitabilité de la dispersion. Au-delà, il lui faudra aussi compenser l’iniquité de l’État-providence envers ceux qui n’ont pas eu accès au patrimoine et à ses aides. Pour être juste, l’action publique doit agir dans ces deux directions.

Jean TARICAT
Auteur de Suburbia, une utopie libérale, éd. de la Villette, 2013.

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