Adapter ou reconvertir : le dilemme des hôpitaux verticaux du XXe siècle

L'hôpital Beaujon. Source : Archives APHP.
L’hôpital Beaujon. Source : Archives APHP.

La reconversion des grandes aires hospitalières du XXe siècle est l’une des manifestations les plus marquantes des bouleversements de la société contemporaine. L’hôpital contemporain fait face à des changements fonctionnels et architecturaux dans des proportions inédites, ce qui entraîne des transformations et des adaptations d’envergure.

L’hôpital Bichat, Claude Bernard, vue aérienne. Source : Archives APHP
Pendant les vingt dernières années, avant la crise sanitaire, nous avons assisté à la cession croissante de sites hospitaliers, à leur reconversion, voire leur destruction. Dans les prochaines années, de nombreux édifices en Europe et en Amérique du Nord devront être transformés ou reconvertis pour de nouvelles utilisations. Ce phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur et touche aujourd’hui de nombreuses grandes aires hospitalières confrontées aux problématiques urbaines du renouvellement et de la densification du bâti ou encore du développement durable. Les conséquences de la désaffectation contemporaine des hôpitaux et des lieux de santé du XXe siècle sont plutôt méconnues et moins étudiés encore sont les moyens d’assurer la pérennité des valeurs inscrites dans ces sites et dans ces édifices. Ce patrimoine bâti fait actuellement l’objet de profonds changements, induits par les effets de la crise sanitaire et par une triple transition : démographique, épidémiologique et technologique. Ces transformations, qui engagent des compétences complexes et hybrides, font partie des grands défis sociétaux et environnementaux.

Architecture thérapeutique et milieux réparateurs.

Hôpital Beaujon, vue intérieure de la cuisine en 1936. Source : Archives APHP.

Les bâtiments du siècle dernier, avec leurs espaces ouverts, leurs dispositifs de prévention et de consultation projetés en ville, leurs sanatoriums, leur organisation des prises en charge psychiatriques par secteur, leurs services ambulatoires, et jusqu’aux “milieux réparateurs” (restorative environments), constituent en effet un ensemble typologique et constructif varié, à l’origine de stratégies complexes de transformation, de reconversion et de valorisation patrimoniale. Les équipements hospitaliers témoignent de la constante évolution de la pensée technique, spatiale et sociale du système de santé : la connaissance fine des valeurs et du potentiel de transformation de ce patrimoine est un socle d’analyse indispensable pour toute modification. « La reconversion de l’architecture thérapeutique du XXe siècle : une clé pour la ville durable du XXIe siècle. Les cas des hôpitaux Beaujon (Clichy) et Bichat-Claude Bernard (Paris) »1 est une recherche ayant permis d’explorer le corpus de projets de reconversion des grandes aires hospitalières, les plus significatives à l’échelle nationale et internationale. L’étude de cas de reconversion des hôpitaux a été concentrée sur la période 1930–1980, avec un intérêt tout particulier accordé aux typologies verticales. À l’heure où de nouveaux hôpitaux se créent, se transforment, pour s’adapter aux exigences dramatiques de la crise sanitaire actuelle, résultant aussi souvent de la fusion de plusieurs services éparpillés sur un territoire en un même lieu, la reconversion du patrimoine hospitalier de la seconde moitié du XXe siècle se pose plus que jamais comme l’une des clés pour la ville durable et thérapeutique du XXIe siècle.

La crise sanitaire et la reconnaissance des valeurs

Comment redéfinir les valeurs patrimoniales –historiques, architecturales, de mémoire, d’actualité, d’utilité, d’art- de l’architecture hospitalière du XXe siècle dans le cadre des nouveaux paradigmes dictés de manière dramatique par la crise sanitaire ? Quelles sont les valeurs inscrites dans l’architecture hospitalière du XXe siècle ? Que devons-nous protéger ? Que devons-nous conserver ? Que devons-nous transformer ? Quelles valeurs formelles, sociales, fonctionnelles et économiques, représentent ces ensembles dans l’imaginaire collectif ? Comment repérer les stratifications du temps et les comprendre ? Les lieux de la santé du XXe siècle ne sont pas seulement une ressource foncière, spatiale et économique, ils sont aussi le témoignage culturel de l’évolution des idéaux du temps de leur élaboration, des mémoires dont ils sont le support, associant patrimoine matériel et immatériel. Le corpus de référence est constitué par deux ensembles bâtis : l’hôpital Beaujon à Clichy (œuvre des architectes Jean Walter, Urbain Cassan et Louis Plousey, inauguré en 1935) et l’hôpital Bichat – Claude Bernard2 situé dans le quartier populaire de la porte de Clignancourt, au nord de Paris (XVIIIe arrondissement), qui possède de nombreux bâtiments caractérisés par des typologies, par des époques et par des techniques constructives diverses et variées. Pour répondre de manière innovante aux besoins de santé de la population du nord de Paris et de Clichy, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris a prévu de remplacer les hôpitaux Beaujon et Bichat par un nouvel équipement, le Campus hospitalo-universitaire du Grand Paris Nord situé à Saint-Ouen. Le déménagement de l’hôpital Beaujon de Clichy à Saint Ouen à l’horizon 2025 pose la question de la reconversion de ces vastes aires et de l’architecture hospitalière pionnière de Jean Walter. Quelles sont leurs qualités spatiales, architecturales et constructives ? Quel est leur potentiel de transformation et de reconversion dans le cadre du Grand Paris ?

L’Hôpital Beaujon : fonctionnalisme, hygiénisme, américanisme

Hôpital Beaujon, dortoir dans “les peignes” sud en 1936. Source : archives APHP.
Hôpital Beaujon, détail de la façade. Source : archives APHP.

L’hôpital Beaujon est situé en plein cœur de Clichy entre la Seine au nord et le parc Salengro (1897) au sud. L’hôpital, inauguré au printemps 1935, est un projet d’envergure de l’architecture sanitaire, car il est le premier hôpital en hauteur de France, voire d’Europe, inspiré de l’architecture du gratte-ciel américain, représentatif de la culture hygiéniste et fonctionnaliste du XXe siècle. Depuis sa création, cet établissement n’a cessé d’être restructuré et modernisé afin de répondre aux exigences de l’évolution de la médecine et des techniques contemporaines associées, en laissant parfois de côté le caractère patrimonial des lieux. À l’heure actuelle, la parcelle hospitalière se compose de vingt-huit bâtiments dont l’immeuble de grande hauteur (douze étages) Nicolas Beaujon dominant le sol de soixante-et-onze mètres, caractérisé par une structure de béton armé poteaux-poutres et par des façades en brique. Il s’agit d’un bâtiment en peigne, de plus de cent soixante-dix-sept mètres de long. En 2018, la DRAC-Île de France a missionné une étude sur le patrimoine architectural du XXe siècle présent sur le territoire du Grand Paris, dans le cadre du label “Architecture Contemporaine Remarquable”. Parmi plus de soixante-dix édifices à étudier en Île-de-France, figurent trois hôpitaux : l’hôpital Beaujon (1935), l’hôpital Robert-Debré (1982-1988) de Pierre Riboulet et l’hôpital Gustave Roussy à Villejuif de Pierre Laborde (1964-1980). Beaujon est inscrit sous la thématique métropolitaine suivante : « Soigner et assister dans le grand Paris » et représente une des architectures les plus emblématiques de l’architecture du XXe siècle. La recherche est une contribution à la reconnaissance et à la préservation des valeurs inscrites dans cet édifice, dans le cadre des transformations et des nouveaux usages futurs.

L’Hôpital Bichat – Claude Bernard : la fin de l’hôpital tour

L’entrée historique de l’hôpital Bichat-Claude Bernard. © Florent Paoli
L’hôpital est constitué au sud d’une première frange (l’ancien Bichat, aujourd’hui Claude Bernard), constituée de pavillons en brique construite dans les années 1930, complétée dans les années 1980 à 2000. Le CHU de vingt-trois étages -dernier hôpital tour construit en France- fut édifié sur la frange au nord, en bordure du périphérique, à la fin des années 1970, selon les principes de l’hôpital bloc. C’est le dernier avatar du modèle de l’hôpital bloc, déclinant socle et tour, agrémenté d’une galette intermédiaire qui donne à l’ensemble un aspect massif. Au sud, une partie des pavillons sont détruits pour implanter la nouvelle maternité de l’architecte Rémy Butler en 1998. Le bâtiment de la psychiatrie, œuvre de l’architecte Emmanuelle Colboc (2002), répond aux besoins d’intimité et de protection des espaces de soins et à la relation d’ouverture vers la ville. Entre la tour du CHU et les pavillons qui peinent à s’élever à la hauteur de son socle, la rupture d’échelle au cœur de l’hôpital, est saisissante. Les quatre-vingt-treize mille mètres carrés du CHU concentrent la moitié de l’hôpital dans un bâtiment.
L’hôpital Bichat pendant la construction en 1979. Source : Archives APHP.

L’abandon des fonctions hospitalières des deux sites fait l’objet d’une réflexion qui doit tenir compte de plusieurs éléments qui ont déterminé la décision des acteurs de construire une nouvelle structure hospitalière à Saint-Ouen :

  • les études de faisabilité concernant les coûts et les modalités de mise en conformité et de restructuration des deux hôpitaux3  ;
  • un examen critique de la notion d’obsolescence des structures hospitalières avec les nécessaires distinctions entre l’obsolescence technique, l’obsolescence réglementaire, l’obsolescence médicale, en s’interrogeant sur la pérennité architecturale et écologique ;
  • La reconnaissance des qualités et de l’essence même des bâtiments, des valeurs patrimoniales, architecturales, d’usage, historiques, de mémoire etc. inscrit dans les deux hôpitaux ;
  • l’évaluation du potentiel de transformation des deux hôpitaux avec le maintien de la vocation sanitaire de ces deux grandes aires, dans le cadre d’une nouvelle relation à la ville.

Suite à ces investigations sur l’œuvre architecturale hospitalière, différentes solutions dont la réhabilitation, la restauration, la reconversion, etc., s’offrent aux acteurs du projet futur Beaujon et du futur Bichat-Claude Bernard. La visée de la recherche est de documenter l’existant – entreprise inédite jusqu’à maintenant – et d’apporter à l’APHP des éléments susceptibles d’orienter les stratégies de transformation.

La crise sanitaire et les changements de paradigme de la reconversion

La crise nous a imposé de réfléchir aux paradigmes qui régissent les processus de reconversion des hôpitaux dans le cadre des relations entre l’architecture, la ville et la santé. Il suffit de rappeler qu’en pleine période du premier confinement plusieurs voix se sont levées pour prôner la réutilisation de deux sites hospitaliers désaffectés et voués à la reconversion à d’autres fonctions -l’Hôpital du Val-de-Grâce et l’Hôtel Dieu4 – pour faire face à l’émergence sanitaire. La crise sanitaire nous montre l’exigence de changer plusieurs paradigmes dans les questions de la santé et notamment dans les processus de transformation et de reconversion des hôpitaux. Questionner la transformation des architectures hospitalières du XXe siècle face aux enjeux contemporains de la santé et du bien-être revient de facto à s’interroger sur la ville durable. Les équipements hospitaliers, les lieux de soin et les lieux d’enseignement (CHU) sont une matière à projets pour la ville durable, un laboratoire de l’architecture et de la ville du XXIe siècle.

  1. Responsable scientifique du projet de recherche : Donato SEVERO, architecte et historien, Professeur HDR, École nationale supérieure d’architecture Paris-Val-de-Seine - Laboratoire EVCAU. Dans le cadre du Programme interministériel de recherche : Architecture du XXe siècle, matière à projet pour la ville durable du XXIe siècle. Outils conceptuels et techniques pour le recyclage, la transformation et la restauration des architectures récentes, troisième session, 2018-2021. Financement : ministère de la Culture.
  2. La tour est réalisée, à la fin des année 1970, par Seac’h, Santelli et Marchand, architectes.
  3. Notamment l’étude de faisabilité « Scenario alternatif – Mise en conformité et adaptation » Reichen et Robert & Associés de 2009 et de 2016 ; l’étude de faisabilité Michel Rémon de février 2014 ; les études de préprogrammation de l’APHP présenté au COPERMO en 2016.
  4. L’Académie nationale de médecine et la Mairie de Paris.