L’esthétique de l’usure

L’arc de triomphe de Montpellier. © Éric Monnet.
L’arc de triomphe de Montpellier. © Éric Monnet.

Il y a urgence à relancer le vieux débat entre conservation et restauration du patrimoine ancien et à relire le livre de Camillo Boito : Conserver ou restaurer ? Trop d’édifices sont restaurés, remis à neuf dans un état supposé d’origine en supprimant la patine qui les qualifie comme valeur d’ancienneté, sans doute faut-il mieux entretenir pour éviter de refaire. Relire aussi L’Éloge de l’ombre de Junichirô Tanizaki…, Histoire de construire de Patrick Bouchain…

Cet article fait suite au mémoire de Master à l’ENSAS de l’auteur, sensible au patrimoine architectural, sur le même thème, qui devrait être publié dans un ouvrage abondamment illustré.

Malgré la baisse ou la stagnation des crédits alloués, si l’on dépense « un pognon de dingue » pour les monuments historiques classés ou inscrits, il ne reste quasiment rien pour les abords. Le manifeste de la frugalité heureuse lancé par plusieurs architectes pourrait s’appliquer au patrimoine ancien. Fils spirituel de Camillo Boito, Patrick Bouchain nous montre le chemin à prendre, un chemin pas si difficile : « Réparer plutôt que restaurer… Une fissure c’est comme une ride, elle peut être très belle»…. «  Habiter le patrimoine, l’occuper pour le transformer ».

En somme, il existe plusieurs stades ou degrés d’usure, de dégradations du bâti, de la patine à la démolition. Si James Bond peut se permettre de détruire un palais vénitien dans Casino Royal (renvoyant aussi à une probable esthétique de la démolition ?), il paraît peu justifié d’invoquer les récents événements de Marseille pour annoncer la destruction totale d’un quartier ancien, même délabré ou vétuste, d’un patrimoine du XXe… sans réaliser un sérieux diagnostic.

L’enceinte de Guérande. © Éric Monnet.

L’esthétique de l’usure peut être considérée comme un manifeste en soi, contre une culture de l’interventionnisme, certes parfois nécessaire en fonction d’un état sanitaire, mais à questionner.
L’association apparemment oxymorique de ces deux notions peut sembler dans un premier temps relever de la poésie ou d’une posture philosophique. Les mettre en relation nous mène de façon systématique à la temporalité de l’œuvre, qu’elle soit ancienne ou contemporaine. L’esthétique est définie comme suit dans le Littré : « Science qui détermine le caractère du beau dans les productions de la nature et de l’art ». Alexander Gottlieb Baumgarten, en 1750, va inventer le mot « esthétique », du latin aesthetica qu’il définit comme « science de la connaissance sensible ». Celle-ci devient ainsi et de manière novatrice une discipline philosophique à part entière, son objet étant la perfection sensible, le beau, s’affranchissant du bien de manière générale.

Charles Baudelaire a fait exploser la notion du beau en écrivant La Charogne et l’on peut concevoir que l’usure et la patine expriment alors leur beauté relative.
Approfondir cette dialectique entre la beauté et l’usure nécessite de poser la question du destin de l’usure naturelle, de la patine, de la pollution. « La matière accroche le temps », aimait à répéter Pierre André Lablaude (1947-2018), architecte en chef des Monuments Historiques et enseignant à L’École de Chaillot. Cette phrase peut sembler sibylline mais elle est pertinente et résume en elle-même toute la problématique patrimoniale et les doctrines régies par un contexte économique quelque peu particulier. Il paraît aussi contradictoire qu’une église classée au titre des Monuments Historiques soit plus « nette » que ses abords plus récents. Sur le terrain, quel crédit aura un architecte des Bâtiments de France à demander la conservation d’un enduit ancien, la restauration de menuiseries anciennes lorsque le Monument Historique auquel se réfèrent ces abords sera entièrement mis à neuf ? N’aurait-on pas intérêt à moins restaurer les édifices emblématiques et à donner plus de moyens au reste ? De même, ne faut-il pas lutter efficacement contre la pollution plutôt que de réparer ces effets sur le bâti avec des procédés technologiques de pointe, sachant, par exemple, que le laser a ses propres limites et jaunit la pierre.

L’usure désigne la dégradation d’un matériau sous l’effet de sollicitations répétées ou prolongées (érosion, percussion, étirement…). Dans le champ de l’architecture, on pourrait dire qu’il existe des « degrés » d’usure de la matière, de la patine à la ruine. L’usure peut « porter atteinte » à l’œuvre : par exemple, une architecture blanche moderne ne tolère pas les « salissures, les coulures d’un matériau corrodé sur un autre ». Ce phénomène pourrait donc avoir un effet négatif si les intentions des projets étaient de faire des œuvres immuables à l’extrême, comme ce projet en téflon contre l’usure par les tempêtes de sable en Arabie Saoudite. Il s’agit parfois d’anticiper le vieillissement comme principe esthétique, il peut donc s’agir d’une réelle philosophie esthétique.

Comme l’écrit Pierre Sansot : « les pierres enregistrent les événements auxquels elles ont assisté. La poussière du passé, il nous faut la chercher ailleurs que dans celle des murs effrités. Il n’est pas besoin d’être voyant pour découvrir dans leurs lézardes, les lignes de l’histoire ».
Peter Zumthor écrit aussi : « L’architecture est abandonnée à la vie. Si son corps est suffisamment sensible, elle peut développer une qualité qui soit garante de la réalité de la vie écoulée ». Ces remarques nous mènent droit à cette sensibilité qui nous fait percevoir le temps qui marque l’œuvre architecturale comme une valeur.

De l’usage de l’usure dans l’expression « contemporaine » (à partir de réalisations d’architectes)1

L’agence Construire

Les grandes écuries de Versailles pour Bartabas

Les écuries de Bartabas à Versailles.© Éric Monnet

Déjà, pour le projet de piscine de Bègles ou pour la Condition Publique de Roubaix, il m’avait semblé percevoir dans le discours de l’architecte Patrick Bouchain une conscience des qualités propres à l’usure comme marque historique et esthétique du « déjà là ».
Pour les Écuries royales, aucune restauration dans son caractère d’origine n’a été envisagée, pour des raisons économiques d’une part mais aussi par engagement volontaire de l’architecte de laisser percevoir les marques de la temporalité de l’œuvre qui existent. De ce fait, une attention particulière lors du chantier ou de « l’atelier » (pour être fidèle à la terminologie de son auteur) est portée aux interventions contemporaines. Aucune restauration de l’œuvre de Jules Hardouin-Mansart n’est envisagée ici. Il s’agit une fois de plus d’en accepter sa temporalité et les marques de ses altérations successives.

Les fresques équestres de l’artiste Jean Louis Sauvat se sont faites sur les murs du bâtiment sans modification préalable du support. Seuls la structure en bois imaginée par l’architecte (les gradins publics) et les lustres du sculpteur Jean Lautrey viennent marquer l’élégance à la fois majestueuse et décrépie des lieux à forte contrainte historique.
« Toute fictive qu’elle soit, la mise en scène de cette transformation ne trahit pas l’esprit du lieu ; elle le réinvente en allant chercher dans le passé les éléments oubliés de son identité ». L’exemple de cette réalisation peut s’étendre à l’ensemble des « réhabilitations » de cet architecte : la Piscine de Bègles, la Condition Publique, où la relation de l’ancien, « l’esprit du lieu » et du neuf sont souvent subtiles et primordiaux. Il se dégage de ces œuvres, à chaque fois, une posture unique et propre à l’architecte devant l’ancien, le « déjà là ». Cette réflexion éclaire la posture originale de cet architecte face à l’usure, témoignage évident de l’histoire du monument.
« Mais le lieu a toujours été mystérieux, empreint de traces de passages, d’usages successifs et de disparitions »

Bernard Desmoulin Architecte

Pole restauration de l’ENSAM - Abbaye de Cluny

Le pôle de restauration de l’ENSAM à Cluny. © Éric Monnet.

Ici, le dialogue entre le contemporain et l’ancien, entre l’œuvre de Bernard Desmoulins et l’abbaye bénédictine de Cluny, énonce un paradoxe ultime : comment l’œuvre contemporaine peut-elle nous apparaître, au niveau de « sa peau » plus « usée » qu’un édifice beaucoup plus ancien (onze siècles les séparent) ? L’ambiguïté semble être absorbée et maîtrisée dans l’effet et la qualité plastique du matériau, et son intégration dans un ensemble patrimonial remarquable.

Citons l’architecte : « Sur cette parcelle triangulaire, la question était simple : que construire face à la pierre séculaire ? Existe-t-il un équivalent contemporain à l’épaisseur structurelle qui a modelé ce lieu ? Notre réponse, intuitive, fut portée par le choix d’une autre matière dont la rugosité pouvait s’inscrire, par contraste, dans une stratégie d’existence. Le métal oxydé, dont l’épiderme porte en lui son propre vieillissement, accepte, tant en surface que dans sa mise en œuvre, l’apparence d’une imperfection certaine. Il nous semblait idéal pour donner la réplique à l’histoire. De façon imprévisible, selon les heures, les saisons ou l’humeur de la lumière, la vêture métallique colore de ses nombreuses nuances le volume de l’édifice. Absorbé par l’univers d’un lieu immuable, il évolue lentement au fil du temps. Même les malfaçons contribuent au récit du bâtiment et parviennent à converser avec les traces d’une histoire éparpillée…»

Herzog et De Meuron

Usine Ricola, Mulhouse

L’usine Ricola à Mulhouse. © Éric Monnet.
L’usine Ricola à Mulhouse. © Éric Monnet.

Certains murs du bâtiment sont en béton de teinte foncée et confèrent à la construction toute sa solidité. L’eau de pluie accumulée sur le toit se déverse le long du béton. Mouillés, les murs produisent un effet miroitant, lorsqu’ils sèchent apparaissent des bandes foncées puis, une fois complètement sèches, elles forment des dessins brunâtres et verdâtres dus aux gaz d’échappement et aux mousses. L’ensemble crée une paroi perçue de loin comme un code barre mais permet aussi, grâce à l’usure et de façon plutôt poétique, une inscription de l’édifice dans un contexte de zone d’activité peu qualitatif. « Cette métamorphose constante fait partie intégrante du projet dans la mesure où elle rend manifeste le processus de vieillissement du bâtiment. À ce titre, elle n’est pas perçue comme pollution, mais bien comme le témoignage d’un processus naturel, comparable à l’apparition de rides dans un visage. »
Le travail des deux architectes à travers cet exemple rend « manifeste » l’architecture comme art des matériaux et ici plus particulièrement des matériaux soumis à l’agression extérieure naturelle.

Bibliographie

  • Alois Riegl Le Culte moderne des monuments son essence sa genèse, Seuil, 1984
  • Françoise Choay L’Allégorie du patrimoine, Seuil, 1999
  • Jean Baudrillard Le Système des objets, Gallimard, 1978
  • Dominique Rouillard Architectures contemporaines et Monuments historiques 1980-2000 Le Moniteur, 2006
  • Dominique Gauzin Muller L’Architecture du Voralberg , Le Moniteur, 2009 
  • Bernard Desmoulin Mais qui vous a promis un sommeil éternel ? leçon inaugurale de l’école de Chaillot prononcée le 18 janvier 2011, SilvanaEditoriale, 2012 (réédition)
  • Marie-Hélène Contal Sustainable Design II Vers une nouvelle éthique pour l’architecture et la ville , Actes Sud, 2011 
  • John Ruskin Les sept lampes de l’architecture, Klincksieck, 2008 
  • Sophie Lacroix Ce que nous disent les ruines, L’Harmattan, 2007 
  • Pierre Sansot Les pierres songent à nous, Fata Morgana, 1995 
  • Uje Lee Creative Perspective in Architecture, Topic, 2008 
  • Charles Bloszies Hugh Hardy Old Buildings, New Design, Architecture transformations, Princeton Architecture Press, 2011 
  • Patrick Bouchain Histoire de Construire, L’impensé Acte Sud, 2012 
  • Camillo Boito Conserver ou restaurer ? Editions de l’encyclopédie des nuisances 2013

Conférences

  • Jean-Louis Cohen « L’usage, l’usure et les ruines l’architecture dans le temps ». Strasbourg (Aubette) octobre 2010
  1. Les citations sont toutes celles des architectes des œuvres décryptées dans chaque paragraphe.