La réhabilitation de la gare de la ville de Panama : un exemple de transformation du patrimoine du XXe siècle

Photographie de la gare de Panama datant d’environ 1975, vue depuis la Plaza 5 de Mayo. © Archives du ministère de la Culture du Panama
Photographie de la gare de Panama datant d’environ 1975, vue depuis la Plaza 5 de Mayo. © Archives du ministère de la Culture du Panama

Le ministère de la Culture du Panama mène un chantier d’importance sur un bâtiment emblématique : l’ancienne gare de la ville de Panama. En effet, l’édifice, classé monument historique en 1996, s’apprête à accueillir le Musée anthropologique Reina Torres de Araúz. Cette opération mobilise des moyens d’envergure et pose la question de la conservation et de la transformation du patrimoine du XXe siècle au Panama. Elle offre également l’occasion de présenter le fonctionnement des services de protection des édifices d’intérêt historique et culturel de ce pays.

Le Panama est connu pour son canal et pour la richesse de ses sites historiques et naturels, dont cinq sont classés au patrimoine mondial de l’humanité1 . En se penchant sur les rapports des commissions de l’Unesco, nous découvrons que la conservation des sites protégés est difficile dans le pays. L’ancien service du patrimoine était une direction de l’Instituto Nacional de Cultura, sans statut ministériel, et son fonctionnement présentait des incohérences structurelles.

Le système de protection des biens culturels du Panama s’est nettement amélioré en 2019 et, en 2020, lorsque le Panama a approuvé la loi de création du ministère de la Culture et sa Première loi de culture2 . Soulignons ici que ce pays ne dispose pas de services équivalents à ceux des architectes des bâtiments de France, par exemple, et que la formation d’architectes spécialisés dans la conservation et la restauration des édifices d’intérêt historique n’est pas officiellement et statutairement reconnue.

Comment la qualité des interventions sur les bâtiments patrimoniaux est-elle assurée dans ce contexte ?

Au Panama, un édifice peut être protégé comme monument historique uniquement par loi nationale, c’est-à-dire que la proposition doit être approuvée par l’Assemblée nationale, puis ratifiée par le Président de la République. C’est alors au ministère de la Culture, par le biais de la Direction nationale du Patrimoine culturel3 , qu’incombe la tâche d’assurer « la reconnaissance, l’étude, la conservation, la garde, l’administration et l’enrichissement du patrimoine culturel panaméen » . Cette direction est composée de différents départements, dont celui de Conservation et de la restauration des biens immeubles4 .

Ainsi, tout projet d’intervention sur un édifice classé doit être approuvé par la Direction nationale du Patrimoine culturel, d’une part, et, d’autre part, il doit suivre l’avis de la Commission nationale d’archéologie et des monuments historiques5 . C’est grâce à ces deux entités, l’une liée à l’État, l’autre indépendante, que la qualité des interventions est contrôlée.

Précisons ici que le département de Conservation et de restauration de biens immeubles de la Direction nationale du Patrimoine culturel est composé d’architectes qui ont étudié ou pratiqué, soit la gestion du patrimoine culturel, soit la restauration de bâtiments à l’étranger ou au Panama ; ils possèdent alors les compétences nécessaires pour exercer un contrôle en adéquation avec leur mission.

Dans ce contexte de structure administrative nous nous intéresserons à la réhabilitation de la gare de la ville de Panama. C’est un exemple de synergie de compétences mis en œuvre par le ministère de la Culture panaméen dans le but de conserver, réutiliser et mettre en valeur un édifice emblématique du XXe siècle.

Pendant longtemps la protection des monuments au Panama a concerné quasi exclusivement les constructions de l’époque coloniale et l’intérêt pour l’architecture du XXe siècle est récent. La gare de la ville de Panama, construite en 1912-1913, est l’un des premiers édifices de cette époque à être protégé au titre des monuments historiques6 .

1912 à 1960 : la gare

La gare ferroviaire de la ville de Panama, réalisée en béton armé vient remplacer l’ancienne gare en bois du XIXe siècle. L’utilisation de ce nouveau matériau, permettant de grands franchissements, évoque une aspiration vers la modernité, malgré le style néoclassique du bâtiment. En étudiant le plan de l’édifice, il est notable que la composition ordonnancée par la symétrie permettait non seulement de rattacher l’édifice aux références historiques, telles que les thermes de Caracalla à Rome7 , mais également de créer deux halls d’entrée latéraux ; en effet, la ségrégation raciale a été appliquée jusqu’en 1964 dans la Canal Zone (enclave américaine) et ce dispositif rendait possible la séparation des voyageurs blancs des autres voyageurs8 .
Le béton armé a permis la réalisation d’un équipement de grande fonctionnalité, notamment par la mise en œuvre d’un système distributif astucieux, composé de rues, de rampes, de passerelles, de ponts et de tunnels internes.

Plan du rez-de-chaussée de la gare de Panama, montrant le projet avec le musée au centre, l’annexe pour les réserves et le laboratoire au nord et l’aménagement du jardin sud. Extrait du plan général, SUMA Arquitectos, feuille PJ-01, novembre 2017. © Archives du ministère de la Culture du Panama.
Plan du rez-de-chaussée de la gare de Panama, montrant le projet du musée et le schéma d’interprétation du système de circulation de 1913. Nous voyons en rouge les volumes ajoutés en 1976 ; en jaune, l’axe des halls d’entrée et passerelles couvertes d’accès aux quais ; les flèches vertes montrent les voies carrossables ; en bleu, les tunnels d’accès de service. © Extrait du plan général, SUMA Arquitectos, feuille PJ-02, novembre 2017, Archives du ministère de la Culture du Panama, annoté par Javier EDWARDS.

Le bâtiment proposait une circulation fluide de passagers, de chars, de voitures et de bagages. Il était, par exemple, possible d’arriver dans un hall en voiture, de déposer les passagers, ensuite le véhicule pouvait traverser la gare pour rejoindre la ville par un pont. La composition monumentale de l’ensemble, les volumes généreux dégagés par la structure en béton armé, la fonctionnalité du système distributif, ainsi que la qualité d’exécution, sont les atouts de l’édifice, qui lui ont permis de traverser plusieurs transformations au cours des XXe et XXIe siècles.

1960 – 1976 : années d’abandon

En 1960, la ligne de train cesse de fonctionner et la gare passe aux mains du gouvernement panaméen9 . L’édifice monumental désormais vide propose une surface de trois mille deux cents mètres carrés dont l’État ne sait pas quoi faire. Ainsi pendant environ seize ans, la gare accueille des dortoirs populaires, des bureaux, une ligne d’autocars, un magasin de jouets. Ces différentes fonctions, installées sans tenir compte de l’architecture existante, ont provoqué des modifications et des dégradations notables de l’édifice. De cette époque date la démolition des quais et des passerelles d’accès.

Dans les années 1970, dans un article de presse conservé au Archives du ministère de la Culture de Panama, l’architecte Samuel Guierrez10 décrit les qualités du bâtiment ainsi : « La construction solide de cet ancien bâtiment lui augure de nombreuses décennies de vie, sa transformation en centre culturel est donc hautement justifiée. De même, son architecture -qui doit être considérée comme un repère historique ou l’expression d’une époque- recommande sa conservation et sa protection. Dans un premier temps… il doit être déclaré Monument historique national ».11

Malgré la reconnaissance des valeurs architecturales et historiques de la gare de Panama, le gouvernement ne procède pas à son classement dans les années 1970. Néanmoins, un projet d’investir ses volumes par un programme culturel sera engagé dès 1974.

Ainsi vingt ans avant le classement de l’édifice au titre des monuments historiques, il va accueillir une nouvelle fonction, celle du musée de l’Homme panaméen.

1976 : la gare devient un musée

Le programme muséographique s’avère bénéfique pour la gare car la question du parcours et de la distribution anime les deux fonctions.

Sans être contraint par une réglementation particulière, le projet du musée libère la gare des cloisonnements des programmes précédents et entame des transformations importantes, telles que :

  • la fermeture des portes pour proposer des salles d’exposition,
  • la construction de deux volumes sur les ponts latéraux pour l’auditorium et la bibliothèque,
  • la création d’un noyau central en béton armé pour y installer les ascenseurs, l’escalier et le Salón del Oro où étaient exposées les pièces d’orfèvrerie précolombienne.
Vue de la façade sud montrant le volume de l’auditorium construit en 1976. © Javier Edwards

Le musée de l’Homme panaméen, prend le nom de Musée anthropologique Reina Torres de Arauz en 1983 mais ne reste pas dans les murs de l’ancienne gare. En effet, en 2005 à cause de l’absence d’un programme de conservation préventive du bâtiment, le musée est transféré dans des locaux provisoires en attendant une restauration.

Cependant la gare ne reste pas vide, et montre encore une fois ses capacités d’adaptation : elle accueille l’Institut supérieur des Beaux-Arts, dont l’installation n’imprime pas de changements notables sur l’architecture.

2021 : le nouveau musée, une réhabilitation d’envergure

En 2017 le gouvernement du Panama approuve un prêt de cent sept millions de dollars américains avec la Banque interaméricaine de Développement pour un programme de conservation et de gestion du patrimoine du pays. De ce budget, environ quatorze millions de dollars sont destinés à la restauration de l’ancienne gare pour y réinstaller le musée12 .

Même s’il s’appuie en grande partie sur les travaux déjà accomplis en 1976, le nouveau projet est complexe car il comporte des éléments de restauration des architectures existantes, mais également l’agrandissement du noyau de distribution central, l’amélioration de la lecture de la façade, la création d’une extension semi-enterrée pour les besoins des réserves du musée et des laboratoires de conservation.

Vue 3D représentant une image nocturne du projet de musée. © SUMA Arquitectos, ministère de la Culture de Panama.
Vue 3D représentant le musée vu depuis le bâtiment dédié aux réserves et laboratoire de restauration. © SUMA Arquitectos, ministère de la Culture de Panama.
Travaux de restauration de la façade et des colonnes monumentales, 21 octobre 2021. © Javier Edwards.
L’édifice étant classé, et sous la tutelle directe du ministère de la Culture, c’est alors aux architectes de la Direction nationale du Patrimoine culturel de jouer le rôle de maître d’ouvrage mais également de contrôle de la qualité du projet.

Épaulés par un assistant à la maîtrise d’ouvrage13 et par une équipe d’experts14 , les services de la Direction du Patrimoine culturel se mobilisent sur plusieurs plans :

  • l’élaboration du cahier des charges pour le choix de l’architecte,
  • l’évaluation de la compatibilité du programme et du projet architectural avec les spécificités du monument,
  • la préservation de la lisibilité de l’édifice, comme par exemple la réduction de la toiture légère de la terrasse pour que cette dernière ne brouille pas la lecture de la façade depuis l’espace publique,
  • la recherche stratigraphique en vue de retrouver la colorimétrie originelle de l’édifice.
Détail du faux plafond de l’ancienne salle d’attente de la première classe. À l’arrière, il est possible d’apercevoir l’espace moins décoré correspondant à la salle de deuxième classe. © Javier Edwards.
Détail des travaux de restauration de la voûte du hall d’entrée sud, 21 octobre 2021. © Javier Edwards.
L’intervention actuelle cherche à rendre plus lisible le bâtiment originel, sans se référer strictement à l’état de 1913.

Il est clair que le chantier engagé aujourd’hui, a pour objectif non seulement de préserver un monument mais également de créer un équipement culturel du XXIe siècle.

Même si certaines décisions architecturales pourraient appeler des réserves, comme l’importance des extensions et des transformations prévues en toiture, nous ne pouvons que nous réjouir de l’ambition du projet et de la synergie de compétences qu’il génère. Espérons que l’expérience acquise grâce à cette opération renforcera le rôle de la Direction nationale du Patrimoine culturel dans le paysage architectural du Panama et que cette institution continuera à développer ses compétences.

  1. Panama – UNESCO - Centre du patrimoine mondial

    Biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial (5) :

    Sites culturels :

    Fortifications de la côte caraïbe du Panama : Portobelo, San Lorenzo (1980)

    Site archéologique de Panamá Viejo et district historique de Panamá (1997,2003)

    Sites naturels :

    Parc national de Coiba et sa zone spéciale de protection marine (2005)

    Parc national du Darien (1981)

    Réserves de la cordillère de Talamanca-La Amistad / Parc national La Amistad (1983,1990)
  2. Loi 90 du 15 aout 2019, qui crée le ministère de la Culture ; et la Loi 175 du 3 novembre 2020 (dite loi générale de Culture).
  3. Dirección Nacional de Patrimonio Cultural
  4. Departamento de Conservación y Restauración de Bienes Inmuebles.
  5. Loi 14 de 1982
  6. Comisión Nacional de Arqueología y Monumentos Históricos (CONAMOH). Cette commission nationale est composée de sous-commissions, dans le cas qui nous concerne ici, la sous-commission de patrimoine culturel matériel et historique immeuble est composé par : un membre de l’Université nationale de Panama – faculté d’architecture ; un membre de l’Université catholique Santa María la Antigua – faculté d’Architecture ; un membre du ministère de l’Économie et des Finances – service du cadastre et biens patrimoniaux ; un membre de l’Université technologique de Panama – faculté d’Ingénierie civile ; un membre de l’Association d’anthropologie et d’histoire de Panama – anthropologue ou archéologue et un membre de l’Académie de l’Histoire du Panama – Histoire ou autre science sociale en relation.
  7. Eduardo Tejeira Davis, Guía de Arquitectura y Paisaje de Panamá, Édition, Sevilla : Consejería de Obras Públicas y Transporte ; Panamá : Instituto Panameño de Turismo, 2007, p. 249-250.
  8. Les pratiques ségrégationnistes ont été appliquées par les États-Unis dans la Canal Zone dès 1903 et officiellement jusqu’en 1964, lorsque le Congrès américain vota le Civil Rights Act of 1964 (Law 88-352 (78 Stat. 241)). Cette loi qui interdit la discrimination de race, couleur, religion, sexe et nationalité, souligne que le terme “État” comprend aussi bien un État des États-Unis, le District de Columbia, Puerto Rico, les Îles Vierges, Samoa, Guam, Wake Island, the Canal Zone… (https://www.govinfo.gov/content/pkg/STATUTE-78/pdf/STATUTE-78-Pg241.pdf) page 255.
  9. Eduardo Tejeira Davis, Guía de Arquitectura y Paisaje de Panamá, Édition Sevilla : Consejería de Obras Públicas y Transporte ; Panamá : Instituto Panameño de Turismo, 2007, page 249.
  10. Architecte né au Panama en 1929, professeur à l’Université de Panama et président de l’Académie de l’Histoire de Panama, il est l’auteur de plusieurs livres dont La Arquitectura del Canal de Panamá 1880–1914. Il est décédé en 2009.
  11. Samuel Gutierrez, Estación de ferrocarril y su transformación en centro cultural, coupure de journal non identifié et non daté, Archives du musée d´Histoire non référencé, traduction de l’espagnol Javier Edwards
  12. Banco Interamericano de Desarrollo, Panamá mejorará la conservación y gestión del patrimonio cultural y natural con apoyo del BID, comuniqué de presse, www.iadb.org, Consulté sur Internet le 29 octobre 2021 https://www.iadb.org/es/noticias/comunicados-de-prensa/2017-12-19/patrimonio-cultural-y-natural-en-panama%2C12018.html
  13. Consorcio Restauración MARTA
  14. Idem