Le patrimoine de la vallée de l’Yonne relatif aux ouvrages d’art construits au XVIIIe siècle est relativement connu : canaux, ponts, écluses, biefs permettaient de faciliter le commerce du bois acheminé depuis le Morvan jusqu’à Paris, ainsi que le transport du vin depuis les vignobles de Vézelay, Irancy, Chablis, Coulanges, Joigny ou autres. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, en relation avec la création de l’École des ponts et chaussées en 1747, des ouvrages d’art mais également des bâtiments publics sont confiés, soit à des architectes locaux, soit à l’ingénieur de la généralité, soit à l’architecte de la maîtrise des eaux et forêts. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, des noms célèbres s’illustrent dans le futur département, Germain Boffrand (hôtel de ville de Joigny, ponts de Montereau, Pont-sur-Yonne, Sens, Villeneuve-sur-Yonne et Joigny), Claude-Louis d’Aviler, Claude-Nicolas Ledoux, Émiliand-Marie Gauthey (ponts de Cravant, de Baulche à Auxerre et d’Avallon). En revanche, et c’est l’objet de cette contribution, un patrimoine en lien avec l’eau, certes plus modeste, semble avoir été moins étudié jusqu’à présent et n’avoir pas fait l’objet d’un classement typologique c’est celui des lavoirs, des abreuvoirs et des bâtiments composites associant lavoir, abreuvoir et mairie. Un site répertorie les sept cent trente-cinq « lavoirs de l’Yonne », toutes époques confondues, et constitue un corpus exhaustif. Il serait cependant utile de mieux comprendre les conditions de cette commande et celles de sa réalisation.
Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, des sources avaient été aménagées en lavoir-abreuvoir comme à Tonnerre autour de la fosse Dionne (1758) ou à Brienon-sur-Armançon (1767), mais c’est pendant la première moitié du XIXe siècle que ce type de programme va se généraliser afin de doter chaque village de cet équipement. Leur construction perdure pendant tout le XIXe siècle puis de façon plus épisodique jusque dans l’Entre-deux-guerres, pour disparaître après la Seconde guerre mondiale.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette période de développement. Pendant longtemps, le lavage du linge avait eu lieu soit au débouché d’une source, soit “au fil de l’eau”, dans des abris plus ou moins précaires en bordure de rivières. Cette organisation avait l’avantage de fournir une eau courante mais posait des problèmes en période de crue et, surtout, favorisait la propagation rapide des épidémies.
Les progrès de la médecine en matière de prophylaxie, dès la première moitié du XIXe siècle et la grande épidémie de choléra dans l’Yonne de 1832, nécessitent une organisation plus rationnelle des lavoirs, en évitant notamment le rejet des eaux polluées sur tout le trajet de la rivière et en regroupant les points de lavage dans un seul édifice, implanté de préférence au milieu du lit de la rivière afin de séparer au maximum eaux propres et eaux usées.
Le rôle social de ces équipements n’est également pas à écarter dans cette société rurale : lieux de rencontre ou de conflit pour les femmes autour du lavoir et, pour les hommes, lorsqu’ils mènent le bétail à l’abreuvoir. Le passage de L’Assommoir d’Émile Zola reste célèbre sur ces lieux de sociabilité. Simple raison pratique ou moyen de contrôle sur le tissu social, la conjugaison des fonctions, mairie, lavoir et abreuvoir reste à étudier. Dans tous les cas, ils constituent un équipement de pointe au moment de leur conception, mêlant technique et esthétique, et créant une forme d’émulation et de concurrence entre chaque village.

On y retrouve les principes de rationalité et de reproduction à partir d’un modèle en le déclinant pour l’adapter à chaque contexte singulier. On peut donc parler d’un thème développé en variations dans un souci de couvrir le territoire de façon homogène.
Souci de rationalité et d’adéquation aux usages, économie de moyens par l’emploi de matériaux locaux, sobriété du décor, adaptation au site, sans exclure une volonté de mise en scène propre à chaque situation, ni la volonté d’une certaine monumentalité, caractérisent cette production. Le choix d’une pierre dense extraite des carrières locales, notamment de Massangis, permet des arêtes vives et des assemblages pratiquement à joint vif. L’utilisation de l’ordre toscan pour les colonnes isolées, combinées à des pilastres peu saillants rappellent les architectures de Louis Bruyère dans son recueil de 1828 pour des projets de marchés parisiens. Héritières des architectures visionnaires de la fin du XVIIIe siècle, l’écriture en est épurée pour répondre à une forme d’économie et privilégier les valeurs d’usage.

L’édifice de plan carré se situe sur une plate-forme de plan circulaire partageant les eaux du lavoir et celles de la rivière en deux bras. Cet ouvrage est l’œuvre de l’architecte avallonnais Edme Tircuit, actif dans la région pendant la seconde moitié du XIXe siècle et auteur de plusieurs constructions : pont de Massangis sur le Serein, églises de Santigny, Brosses, l’Isle-sur-serein, Cisery et de nombreux lavoirs dont ceux de Santigny et Dissangis (pour ceux qui lui sont communément attribués).



Citons également, toujours attribué à Edme Tircuit, le lavoir de Dissangis. De taille modeste et octogonal, le lavoir “de la roche” offre la mise en scène d’une concrétion au centre d’un impluvium, en utilisant les effets de lumière et de réverbération de l’eau. Les abreuvoirs sont positionnés à l’extérieur de l’impluvium contre les parois.
La combinaison lavoir et mairie est présente à Civry, très bel exemple combinant par un jeu de terrasses et de sens d’implantation les deux programmes de façon à les lier tout en les rendant indépendants. Les détails architectoniques y sont particulièrement soignés : voûtes d’arêtes pour soutenir l’étage de la mairie, perfection des proportions de la mairie en dépit de sa taille modeste et beauté des matériaux mis en œuvre.

Parmi ces réalisations, plusieurs sont protégées, en revanche, s’il existe bien un recensement exhaustif des réalisations dans le département (lavoirs de l’Yonne), cette production mériterait une étude plus approfondie, notamment sur l’architecte lui-même (Edme Tircuit) et sur le corpus de façon plus globale. Certaines œuvres sont attribuées en effet à Tircuit aîné et d’autres à son fils, ce qui serait plausible dans la mesure où les réalisations perdurent jusque dans les années 1870. Il ne s’agit cependant que de suppositions. Outre la réalisation de lavoirs, Edme Tircuit est également connu pour ses ponts sur le Serein et pour l’église Saint-Martin de l’Isle-sur-Serein, exemple tout à fait intéressant et relativement rare dans le département de l’architecture historiciste.
La construction de lavoirs se perpétue pendant tout le XIXe siècle, avec une amélioration du confort intérieur : sanitaires, chaufferie, verrières et l’apparition d’un système de pompage par éoliennes suivant le brevet d’Ernest-Sylvain Bollée, mis en œuvre notamment à Arthonnay.
Un travail d’investigation reste à réaliser sur la production dans le département, de façon à affiner les connaissances sur les typologies, les conditions de réalisation de ces équipements ainsi que leurs auteurs, ils sont en effet symptomatiques d’une période charnière entre l’architecture des lumières et l’architecture plus générique de la seconde moitié du XIXe siècle et constituent une synthèse réussie entre la diffusion de modèles et leur réalisation à l’aide de savoir-faire et de matériaux locaux, dont l’intégration paysagère et la qualité esthétique demeurent exemplaires.
Biblio
- Revue « Monuments historiques » Août-septembre 1994- La vallée de l’Yonne
- Catalogue de l’exposition « Le Sénonais au XVIIIème siècle » Musées de Sens- 1987
- Louis Bruyère, Études relatives à l’art des constructions, 1828 chez Bance aîné, éditeur.