De la France et de l’Allemagne en matière de restitution

Dans le domaine de la préservation des monuments historiques, se développa vers 1800 l’idée que ce qui méritait d’être protégé n’était pas seulement un édifice isolé mais le monument in situ ; c’est-à-dire qu’il ne suffit pas d’étudier et de protéger l’objet d’art isolé, mais qu’il faut aussi prendre en compte le contexte local physique et spirituel. C’est ainsi qu’au cours du XIXe siècle, et définitivement au XXe siècle, la conviction qu’il ne fallait pas seulement prendre en considération la qualité artistique et historique d’une œuvre mais aussi son milieu naturel, parvint à s’imposer. La tâche essentielle aujourd’hui en matière de préservation des monuments n’est donc plus seulement la protection d’une œuvre isolée mais, aussi, et peut-être même prioritairement, la conservation d’un ensemble significatif au plan de l’art, de l’histoire de l’art et de l’histoire de la culture.

La ville, unité organique

Dans cette optique, il convient de qualifier les réflexions de l’architecte Karl-Friedrich Schinkel d’étonnamment modernes. Il voyait la ville comme une unité organique qui ne pouvait être brisée sans une perte de substance. Il comprenait que l’effet des grands monuments était battu en brèche lorsqu’on les soustrayait à l’environnement dans lequel ils avaient été insérés. L’un des grands mérites de Schinkel a été d’avoir respecté l’état historique d’un lieu.

L’idée de Schinkel, selon laquelle l’État devait procéder à l’inventaire des objets méritant d’être protégés et engager des conservateurs, dont ce serait l’occupation principale, ne trouva tout d’abord aucun écho. Ce n’est qu’en 1835, que le ministère prussien de la Culture se chargea de la préservation des monuments et, en 1843, il engagea Ferdinand von Quast comme premier conservateur. La Prusse suivit en cela l’exemple de la France qui avait créé le poste d’Inspecteur général des Monuments historiques en 1830, occupé en premier par Ludovic Vitet puis par Prosper Mérimée.

L’histoire de la préservation des monuments historiques, qui avait déjà connu des développements en Prusse grâce à Schinkel, devait prendre une nouvelle orientation à l’époque du Romantisme. Le renforcement du sentiment national allemand, durant les guerres de libération contre Napoléon, s’allia à une interprétation du gothique comme style national allemand. La cathédrale de Cologne devint le symbole du nouveau Reich et sa construction fut achevée grâce à un effort national général. Cette décision fit suite à la redécouverte du chef d’oeuvre architectonique. Personne, toutefois, n’eut l’idée d’inclure la cité médiévale qui entourait la cathédrale dans le projet de restauration et de construction. La cité médiévale de Cologne n’était pas considérée comme une oeuvre d’art mis à part sa cathédrale, considérée désormais monument national. Comme le montrent certaines vues du XIX siècle, une série de maisons tout autour de la cathédrale furent démoliées pour renforcer la hauteur dominante et symbolique de l’édifice.

La théorie des ensembles

C’est, autour de 1900 seulement, que fut reformulée l’exigence de ne pas considérer comme finalité de la préservation des monuments historiques la simple protection, ou même l’achèvement de bâtiments importants, mais plutôt de garantir la protection du monument au sein de son environnement ou d’assurer celle d’un ensemble culturellement significatif, même s’il ne contenait pas d’ouvrage exceptionnel. On dépassa, dans un premier temps, l’opinion de Viollet-le-Duc selon laquelle les constructions médiévales devaient non seulement être protégées mais également complétées. John Ruskin avait déjà signalé, à l’encontre de cette conception, que la destruction des marques de l’âge, qui pour lui constituaient une partie inaliénable du monument, avait pour conséquence ultime de le détruire. Sur cette base, Wilhelm Lübke, Cornelius Gurlitt, Alois Riegl, Camillo Sitte, Paul Schulze-Naumburg, Georg Dehio et Max Dvoräk développèrent de nouvelles conditions cadres pour le travail de préservation des monuments. Dans cette perspective, la protection des ensembles acquit enfin ses lettres de noblesse.

La notion d’ensemble était essentiellement défendue par deux groupes d’intérêt, les urbanistes et les chercheurs en histoire locale. Dans son célèbre ouvrage “L’urbanisme et ses principes artistiques” (“Der Städtebau nach seinen künstlerischen Grundsätzen”), Camillo Sitte énonce comment espérer obtenir un effet local harmonieux et artistique si chaque architecte, imbu de lui-même, n’a d’autre visée que d’éclipser les oeuvres de ses voisins et, si possible, de leur couper leurs effets ? Une telle attitude doit à tel point détruire l’ensemble d’un lieu. Le souci de l’effet produit par un ensemble bien défini de monuments ou d’édifices et qui risquerait d’être détruit par l’ajout d’autres architectures, plaça la préservation des monuments historiques devant de nouvelles tâches. Il ne s’agissait plus de s’occuper uniquement de conservation mais aussi d’activités de planification, habituellement réservées aux architectes et aux maîtres d’œuvre.

La première expression concrète donnée à ces pensées fut une loi promulguée par le Grand Duché de Hesse en 1902, qui soumettait à autorisation préalable tout projet de modification du bâti à proximité d’un monument, même s’il s’agissait d’une propriété privée.

En 1904, les protecteurs des sites se regroupèrent en une union, avec comme devise Protéger la patrie allemande avec ses monuments et sa poésie de la nature contre de nouveaux outrages. L’activité de cette union ne portait donc pas uniquement sur des monuments et des espaces aménagés mais aussi sur des constructions plus petites et plus anodines, des maisons d’habitation privées, des alignements de rues et des sites villageois. L’empressement avec lequel les protecteurs des sites s’évertuèrent à conserver des places et des quartiers entiers et même des monuments naturels, n’était pas une réaction à des destructions de guerre ou à des destructions occasionnées par une conception plus ancienne de la préservation des monuments. En fait, cette revendication était une réponse à un processus de restructuration interne de la société, en cours depuis la création du Reich et le début de l’industrialisation.

Dans son Catéchisme de la protection des monuments, datant de 1916, Max Dvoräk libéra la discipline des tendances idéologiques des protecteurs des sites, qui revendiquaient la conservation exclusive de l’ancien et le rejet de tout ce qui était nouveau. Son mérite fut d’avoir ajouté la notion d’ensemble comme objet et catégorie à la définition de la mission des Monuments historiques. Par conséquent, la protection d’ensembles fut résolument inscrite au nombre des directives qui réglementaient la préservation des monuments.

Déjà, la loi prussienne sur la protection contre la défiguration de localités et de sites exceptionnels permit la conservation de physionomies de rues, de places et de localités, et donc des ensembles naturels historiques. Cependant, les règles de conservation ne concernaient que l’apparence visuelle et non la substance des bâtiments.

La notion de quartiers

Dans la période qui précéda la Seconde Guerre mondiale, la France prit une nouvelle fois les devants en matière de protection d’ensembles. En 1930, la loi sur la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque entra en vigueur. À côté de la notion des ensembles, qui se définissait par l’élément unificateur se dégageant du message historique global qui caractérisait un lieu aménagé bâti, apparut la notion de site. Ce terme se rapporte aussi à des paysages culturels et naturels revêtant une importance particulière ainsi qu’à des régions méritant d’être conservées pour des raisons scientifiques. En Allemagne, l’exemple français fut d’abord suivi en 1934 par le land de Saxe, avec sa loi sur la protection de monuments artistiques, culturels et naturels.

La destruction de villes et de localités entières durant la Seconde Guerre mondiale et les problèmes de reconstruction rencontrés conduisirent en 1962 à une nouvelle mesure législative, la Loi Malraux. Celle-ci visait à protéger des quartiers entiers, voire même des villes, qui présentaient une importance historique et culturelle. Cette loi prévoyait que lors des opérations de restauration, il soit veillé à la conservation de la substance.

L’expérience de l’après-guerre, montrant que des restaurations et des reconstructions ne pouvaient pas véritablement remplacer ce qui avait été détruit, se refléta au niveau international dans la Charte de Venise, adoptée en 1964, et dans l’instauration d’une Année européenne de la protection du patrimoine, en 1975. On voulut aborder la question de l’”irréalité” des villes nouvelles et réfléchir à la notion des ensembles, devenue classique entre-temps. Au plan international, il fut exigé de conserver des bâtiments et des structures urbaines historiques, même si leur apparence paraissait insignifiante. Ces efforts en faveur de la protection des ensembles n’entraînèrent pas toujours que des effets positifs. Trop souvent, on confond la préservation des monuments avec la préservation de la physionomie d’une ville. Les monuments ne sont pas protégés pour ce qu’ils sont mais pour leur caractère autre et leur charme de décors. Pour reconstituer l’ensemble, reconstruire conviendrait mieux qu’édifier des constructions nouvelles.

Cette problématique peut être clarifiée à partir de l’exemple de la nécessaire réorganisation du centre de Berlin. L’île de la Spree remplit à beaucoup d’égards un rôle important pour la structure, la fonction et l’identité du centre de Berlin.

Il n’est donc pas étonnant que l’aménagement du cœur de Berlin en vue de sa fonction de capitale devienne un sujet d’intérêt public et que la question de la reconstruction du château royal de la ville échauffe les esprits.

Les apologistes de sa reconstruction avancent l’argument selon lequel il serait le seul édifice à pouvoir redonner à l’ensemble du centre-ville son caractère traditionnel. Cet ensemble aurait été détruit par le dynamitage du château et par les nouvelles constructions disproportionnées, notamment celle du Palais de la République.

Outre l’idée d’ensemble, le point de vue urbanistique joue aussi un rôle déterminant dans la discussion. Avec la perte du château, Berlin aurait perdu son point de référence. En effet, il saute aux yeux que l’allée Unter den Linden, dans sa trajectoire entre la porte de Brandebourg et la place du château, se perd à présent dans le vide.

Ces remarques ne plaident pas nécessairement en faveur d’une reconstruction du château. Un édifice moderne dans les dimensions du château initial pourrait tout aussi bien satisfaire le point de vue urbanistique. À cette possibilité, il est opposé avec insistance l’argument de la soi-disant inaptitude de l’architecture moderne à réaliser une telle tâche, comme l’expérience l’aurait montré.

Pour notre sujet, l’argument suivant est d’un intérêt particulier. Le château royal de la ville aurait, au sein de la structure urbaine de Berlin, la fonction de maintenir la cohérence de cet ensemble unique qui se composait autrefois de l’arsenal baroque de Johann Arnold Nering, de l’opéra royal palladien de Georg Wenzeslaus von Knobelsdorff, de la Nouvelle Garde… et de l’Altes Museum néoclassique de Karl-Friedrich Schinkel. Souvent avancé, cet argument réduit la notion d’ensemble à celle d’apparence visuelle. Pourtant, la préservation des monuments considère aussi la substance du bâtiment comme une condition indispensable à la conservation d’un monument ou d’un ensemble. Or, mis à part quelques débris épars, il n’y a plus de substance, de sorte qu’il ne peut plus être ici question de reconstruction mais de restitution ou de construction à l’identique. La valeur d’un monument, qui se fonde sur la valeur d’âge, la valeur historique et la valeur pour l’histoire de l’art, n’a plus pour tout fondement que le plan originel à partir duquel il serait possible de le reconstruire.

Restitution ou falsification

D’après la Charte de Venise, la libre reconstruction d’édifices endommagés est à rejeter. Cette disposition repose sur la constatation qu’une reconstruction d’après l’original conduit à une falsification du paysage bâti et du culturel historique. On craignait non sans raison que les fantômes constituent non pas des témoignages historiques mais des décors. La reconstruction serait alors un sucre d’orge pour apaiser les affres de l’incertitude actuelle.

C’est surtout à la notion des ensembles que se réfèrent les partisans de cette option. La planification n’obéit plus à la nécessité de protéger des édifices isolés de grande valeur, mais l’ensemble conservé semble exiger la reconstruction. On est tenté de parler du pouvoir de la protection des ensembles, qui semble suggérer fortement à de grandes parties de la population et notamment aux politiciens de reconstituer des villes tombées en ruines.

La préservation des monuments doit donc surmonter une situation de crise, celle où la société répond à sa philosophie de la protection des ensembles par l’exigence d’une reconquête des identités urbanistiques perdues. C’est le symptôme d’une profonde crise de confiance envers notre propre production culturelle ainsi que le signe d’une conscience insuffisante de l’histoire. En même temps, c’est bien aussi une tentative de défense désespérée contre la modernité qui s’exprime à travers cette crise. Le postmoderne règle ses comptes avec le moderne. Mais pour mettre quoi à la place, sinon de la nostalgie ? Cela reste à voir.

Professeur Gaehtgens
Université de Berlin

Dans le même dossier