Équipe et équipées

Architecte-urbaniste en chef de l’État, chef du SDAP des Yvelines, responsable associatif et syndical, Bruno Chauffert-Yvart est un boulimique organisé qui à toujours suivi mais, souvent aussi, anticipé le mot d’ordre d’un corps auquel il est profondément attaché : travailler ensemble, en commun, pour sauvegarder la qualité du patrimoine.

Analyser le bâti

Alep, les caravansérails et les khans, Rome, les jardins de la Sarthe, Palladio, Madagascar où il est parti cet automne « voir ce qu’on peut faire pour aider à sauver des trésors », les Yvelines… Quand il évoque sa carrière, Bruno Chauffert-Yvart fait preuve d’une curiosité et d’un enthousiasme qui rendent « le beau et l’authentique » contagieux. On comprend vite qu’il partage d’abord avec ses confrères cette notion vitruvienne de voluptas -de plaisir- pour expliquer des années consacrées à l’analyse de centaines, de milliers de bâtiments anciens.

Jeune homme, passionné de dessin et d’histoire, il découvre Rome à seize ans : un choc esthétique, décisif, qu’on imagine aisément. Sa vision de l’architecture et du patrimoine ne sera jamais désincarnée. À Alep, jeune coopérant à la fin des années 1970 (il enseigne à la faculté de génie civil), il accompagne les archéologues au cours de leurs relevés dans cette vieille ville extraordinaire, intacte, qui s’étend sur quatre cent cinquante hectares « avec un fonctionnement resté identique à celui du XVIe siècle ». Il apprend ensuite à associer, au plaisir du beau monument, la sensibilité au tissu urbain ancien, dont il tire pour ses missions futures deux premiers grands principes. La grille d’analyse archéologique d’un bâtiment ancien, avec ses critères d’harmonie, d’échelle, d’équilibre entre les pleins et les vides d’une façade ou d’un quartier, peut parfaitement se transférer à l’analyse du moderne. Et, surtout, « si les problèmes d’urbanisme sont bien réglés, l’architecture suit ». En d’autres termes, ce qui compte avant tout, c’est de se faire l’analyste attentif de l’ensemble d’une situation ou d’un projet, de mettre en œuvre pédagogiquement cette analyse, auprès des élus, des partenaires de terrain, des autorités administratives, des constructeurs…

Mener une pédagogie en équipe

Cette volonté de pédagogie, il aura vite à la mettre en pratique : lors de ses débuts dans sa ville natale, Reims, comme contractuel (à l’époque où Michel d’Ornano avait doublé les effectifs des architectes des bâtiments de France à l’Équipement), il devient “après Chaillot” chef de service au Mans, en juillet 1983. C’est l’époque post-pompidolienne des radiales, du tout-voiture, des grandes percées, d’une violence urbanistique qui sera combattue par les architectes des bâtiments de France. Mais pas n’importe comment : en apprenant à négocier, à expliquer, à discuter pied à pied s’il le faut. Ne serait-ce que pour sauver, ici, un petit logis d’Ursulines du XVe siècle, là, un atelier photographique, ou, dans les Yvelines par exemple, bon nombre de bâtiments, de jardins.

C’est ainsi, grâce au long travail d’équipe mené à partir de 1987 avec Jean Guéroult, puis un paysagiste, Pascal Aubry, qu’il va réinventer les jardins du château du Grand-Lucé. Il dessine les plans, choisissant l’option d’un paysage à la française, en s’inspirant des rares documents existants (datés de 1776 et de 1834), et surtout des écrits du marquis de Girardin1 , qu’il semble connaître par coeur : « ce n’est ni en architecte, ni en jardinier, c’est en poète et en peintre qu’il faut composer des paysages, afin d’intéresser tout à la fois l’œil et l’esprit ». Que l’amateur tenté par la visite admire les vasques, disposées avec élégance sur le remblai, « pour rompre la monotonie » : c’est Bruno Chauffert-Yvart, dans un souci du détail harmonieux parfaitement romantique, qui en a dessiné, pour le potier, les motifs. On est loin des chemins de grue et des radiales…2

Constituer un réseau de partenaires

C’est le même double souci d’une intégration du bâti et du paysage, et d’une « pédagogie en équipe » qui, un peu plus tard, permettra au chef du SDAP des Yvelines de mener à bien l’élaboration de la ZPPAUP de Montfort-l’Amaury. Le travail s’est fait en liaison étroite avec le CAUE, les élus, la préfecture et la préfecture de région, la DIREN, la DDE, la DDAS « pour que les règles de la ZPPAUP soient compatibles avec le POS et avec le cadre forestier ». Résultat, une ville qui s’épanouit, définitivement, dans son “écrin de verdure”.

Pour Bruno Chauffert-Yvart, la preuve a donc été tôt faite : l’architecte des bâtiments de France n’arrive à rien s’il reste seul dans son coin, à gérer des objets architecturaux isolés. Un travail efficace ne se conçoit que sur l’ensemble d’une trame, urbaine ou rurale, et donc en commun. Il faut arriver, le plus possible, à ce que tous les partenaires s’assoient autour d’une table et discutent. Certes, ce n’est pas toujours facile partout : « On se fait des amis, mais aussi des ennemis. » Les ennemis ? Tous les architectes des bâtiments de France les connaissent. Certains promoteurs voraces, certains responsables pas assez courageux, des élus limités à des visions à court terme, les modes et les manies architecturales (“du blanc partout, du béton partout”…), et, aussi, les législations inadaptées… certains aspects de la loi sur l’ingénierie de 1977, par exemple, ou les COREPHAE, devenues commissions régionales du patrimoine et des sites, imposant des contraintes pas toujours justifiées. Ou encore, maintenant, cette « obsession pour les problèmes de sécurité » au détriment de la qualité de la pierre, de la charpente, qui amènent à ne plus faire pratiquement que « de la paperasse », alors qu’avant « je pouvais exercer comme un médecin de campagne… » En sens inverse, certaines évolutions réglementaires, comme d’ailleurs technologiques, peuvent s’avérer des atouts pour les SDAP. Bruno Chauffert-Yvart sera l’un des premiers à informatiser ses services (SDAP et Conservation des antiquités et objets d’art de la Sarthe, en 1988, SDAP des Yvelines, en 1991). Et il se réjouit d’avoir pu monter, « très aidé par le DRAE », trois des sept premières ZPPAUP (zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager) de France : La Flèche, Allonnes et Sablé, que suivront ensuite Rambouillet et Montfort-l’Amaury.

De même, fort de ses expériences accumulées, il se souciera de les transmettre, le plus possible, aux jeunes générations, pour qui « les choses ne seront pas toujours non plus très faciles ». Il mène ainsi, régulièrement, des activités d’enseignant et des conférences : à l’université du Maine (1990-1992), à Polytechnique (1994), à l’École des Ponts (1997), à l’Institut d’urbanisme de l’Université de Paris (1993-1996) ou encore à l’École d’architecture de Versailles (1996). Détail important, il conserve le souci de partager une vision du patrimoine qui ne se limite pas à l’ancien et dont l’architecture moderne et contemporaine fait partie intégrante.

Dans les Yvelines, le SDAP a ainsi recensé, avec le CAUE, vingt-cinq édifices caractéristiques du XXe siècle, en vue d’une exposition. On y trouve « d’étonnantes maisons individuelles » voisinant avec des usines, le centre “Challenger” de Bouygues ou encore la gare “Versailles-Chantiers”, dont le SDAP des Yvelines a obtenu l’inscription à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques. À Trappes, il a contribué, avec Antoine Grumbach, maître d’œuvre de l’opération, à la restauration de quarante logements ouvriers des années 1930, les “dents de scie”, étonnants cubes en quinconce avec leurs jardinets à l’arrière, construits par Henri et André Gutton. « Ça n’a pas été sans mal, mais on y est arrivé »3 .

Car s’il y a des “ennemis”, il y a aussi les “amis”, les soutiens, tous ceux qui redonnent du cœur à l’ouvrage. Bruno Chauffert-Yvart tient à rendre justice ou hommage (attitude pas si courante) « à tous ceux qui lui ont beaucoup appris » : Michel André, l’architecte des bâtiments de France de la Marne quand il débute à Reims ; un adjoint au maire, qui le soutient ; Yves Dauge, qu’il cite souvent : « Ne raisonnez pas en termes de prérogatives, mais de compétences » ; Roland Spitz, architecte-conseil, dont il allait suivre tous les mois, « passionné », les séances à la DDE de la Marne ; Jean Feray, son professeur, « un gentleman du siècle dernier » ; Alexandre Métro, directeur de Chaillot…

Enfin, et surtout, il y a le travail en commun au sein du syndicat des architectes des bâtiments de France (créé en 1946, sous l’égide -encore maintenant- de la FEN, et seul syndicat du corps), dont il est élu président en octobre 1994, et de l’Association (association nationale des architectes des bâtiments de France, créée en 1980) dont il assure la vice-présidence durant la même période4 . En 1998, il prend à son tour la présidence de l’association et, depuis mars 2000, il est au conseil de l’un comme de l’autre. En 1994, le corps des AUE existait depuis dix-huit mois. En 1996, le partage de la tutelle entre la Culture et l’Équipement obère lourdement les efforts menés pour « le rendre unitaire ». Bruno Chauffert-Yvart ne renonce pas : l’Équipement avait préparé, dès 1993, un statut d’architectes-urbanistes généraux de l’État, avec une mission d’inspection des services, des espaces protégés, une expertise dans les domaines urbain, architectural, paysager… Au tout dernier congrès des architectes des bâtiments de France, qui s’est tenu en septembre 2000 à Montpellier, Michel Duffour (secrétaire d’État au Patrimoine) a promis de relancer cette question.

Bruno Chauffert-Yvart et ses confrères vont reprendre leur bâton de pèlerin. Les missions, ils l’admettent, sont dures à mener. Mais ils restent optimistes : « on nous demande de plus en plus conseil ». Des élus, des maires appellent fréquemment les architectes des bâtiments de France, en dehors des espaces protégés. Le souci de la qualité du paysage, de l’architecture, de l’urbanisme, est devenu une vraie préoccupation sociale, que personne ne peut plus ignorer. Ils gardent l’espoir d’obtenir la création de ces « aires de sensibilité architecturale » qui, sur accord conjoint de l’architecte des bâtiments de France et du maire, redéfiniraient les périmètres des cinq cents mètres sur les territoires communaux. « Cela permettrait aux SDAP de participer plus activement aux réunions de POS et on pourrait passer aux choses sérieuses sur les projets urbains en devenir. »

Julie ALBIZZI
Journaliste

  1. L’ouvrage du Marquis de Girardin, De la composition des paysages, ou les moyens d’embellir la nature autour des habitations en joignant l’agréable à l’utile, publié en 1771, a été réédité par Champvallon en 1992.
  2. 2- Une initiative du sénateur Jacques Chaumont que permettront des financements du Conseil général de la Sarthe, de la Communauté européenne, du ministère de la Culture, de la Communauté de communes de Lucé, de la municipalité du Grand-Lucé et de la Région des Pays de la Loire. L’excellent ouvrage fort bien documenté et illustré, Les jardins secrets de Lucé, de Pierrick Bourgault, éditions de la Reinette, juin 2000, retrace la saga du domaine.
  3. Cf. La Pierre d’Angle n°23.
  4. Sous la présidence d’Alain Marinos.