Le front de mer de Barcelone

Une conquête de la démocratie urbaine

Certaines villes sont éparses, fragmentées, dilatées à l’infini, brouillonnes. Barcelone, au contaire, semble organisée. Affranchie progressivement des entrelacs de l’histoire, elle est dotée d’un apparent rationalisme qui n’a rien d’aléatoire. La ville attire parce qu’elle est un creuset d’histoires de ville, elle assemble avec cohérence le produit des secousses, des rythmes subis ou souhaités pour chaque fois bâtir un nouvel équilibre. Barcelone s’écrit, se rêve, se nourrit de légendes et de phantasmes ; sans cesse la réalité et le mythe se confondent et se fortifient.

Des villes sont arrêtées dans leur développement, figées dans leur essor économique, culturel, dans leur identité. À Barcelone depuis 1025, date depuis laquelle les citadins ont acquis des franchises et sont protégés par un “code des usages”, la ville ne cesse de changer, d’évoluer, tout en préservant l’essentiel, son identité.

Un projet de société

«  Une ville qui se désintéresse de son centre historique peut se considérer comme perdue pour l’avenir » affirme Oriol Bohigas. À Barcelone, la ville et le centre s’identifient et les changements sont de réelles mutations de l’espace urbain qui flirtent parfois avec l’utopie réalisée. Barcelone, poursuivant sa démarche, s’affranchit des contraintes naturelles au nord, au-delà du Tibidabo, se désenclave, alimente des villes satellites, des pôles universitaires, des secteurs d’activité. La métropole est limitée à l’est et à l’ouest par les rivières Besos et Llobregat ; ce sont aujourd’hui des territoires
convoités par de puissantes stratégies : la reconquête du littoral se poursuit à l’est ; à l’ouest, l’arrivée du TGV sera l’occasion de créer une plateforme “multimodale” entre port, aéroport et gare : c’est le plan Delta.

Le projet est très fort dans son ensemble, parce que “politique” au sens étymologique : c’est la ville qui donne un sens à l’identité d’une population, d’une région, d’une culture. Le symbole est puissant. Après trente-cinq ans sous le joug du franquisme centralisateur, la Catalogne affirme sa personnalité. Au moment où “le projet urbain” est à la mode pour qualifier une ZAC en banlieue parisienne, un morceau de quartier ou un geste d’architecture, sans considérer que la notion même engage nécessairement le territoire sous ses multiples aspects et qu’il est aussi un projet social et intégré, imprégné dans la conscience collective, Barcelone fait de son projet urbain un projet de société.

La ville ne se satisfait pas de redonner quelque couleur à des quartiers anciens, de redessiner, de restaurer sa façade. Les lieux communs sont rejetés : alors que la ville s’est développée traditionnellement vers les reliefs du nord et de l’ouest, soudain, l’histoire et une volonté politique forte bousculent la géographie.

Jeux Olympiques et stratégie urbaine

Il fallait l’occasion, le prétexte pour créer la métamorphose urbaine. Ce furent les Jeux Olympiques de 1992. Ce n’est pas un quartier, un site périphérique qui est en jeu mais c’est toute la ville qui se remet en cause dans son image et dans son fonctionnement.

Depuis le plan d’Ildefonso Cerdà, c’est la première fois que la ville est touchée aussi fortement. Les circulations ont été canalisées par des “ceinturons”, sortes de périphériques ou voies de contournement. Les espaces publics, modèles “copiés” dans le
monde entier, sont développés, aménagés avec les ingrédients qui font leur réputation : les jeux avec la topographie, la lumière, le mobilier urbain et, parfois, la végétation et l’eau. Et puis, prenant appui sur la réflexion concernant les nouvelles aires de centralité, “axes de nova centralitat”, de nouveaux quartiers urbains participent à la genèse d’un véritable projet urbain, idée développée par Joan Bosquets succédant à la direction de l’urbanisme à Oriol Bohigas : ce sont la colline du Montjuic avec les prouesses de Gregotti, Miyawaki, Isosaki et Bofill, le Vall Hebron, périphérique au nord, sous-équipé, oublié et repensé pour la cause olympique par Eric Miralles, Carme Pinos, Jordi Garcès et Enric Soria et agrémenté d’une sculpture de Claes Oldenburg ; et puis, troisième secteur, la Diagonal Sarria, prévue pour des équipements hôteliers et des stades.

Mais, sans aucun doute, le site principal marque le retour de la ville vers la mer. C’est là, proche de la plage reconstituée, que s’est implanté le village olympique, aujourd’hui considéré comme une sorte de prolongement naturel du centre-ville vers le bord de mer. Il se substitue au quartier industriel de Poble Nou, aux entrepôts et aux usines du XIXe siècle ; le chemin de fer, arrivant à la gare de France, a été enterré pour la cause. Un nouveau front maritime est redessiné et, sur quarante-cinq hectares, une plage, des équipements sportifs et de vastes espaces publics ont été littéralement fabriqués. Ce pari a été conçu par l’agence Martorell, Bohigas, Mackay et Puydomenech.

Bohigas a fait de l’opération du village olympique une affaire exemplaire : « Nous avons été capables de maîtriser l’espace et la programmation sans dépenses publiques… la ville a acheté les terrains et chargé les architectes d’établir un programme et des espaces publics. L’ensemble a alors été découpé en une trentaine de parcelles, coordonnées par une idée générale et confiées à autant d’architectes. Ces derniers conçurent chacun
un “pré-projet”. La municipalité a ensuite réalisé les espaces publics, puis lancé un concours ouvert pour attribuer chaque parcelle à un promoteur privé… Au final, la ville n’a pas financé d’autres dépenses que celles qui lui incombent habituellement, comme l’installation d’égouts ou l’aménagement des plages. L’urbanisation a ainsi été payée entièrement par les promoteurs. »

La localisation du village olympique avait pour objectif de modifier complétement le système d’assainissement des eaux usées de la ville entière, convergeant dans la mer à cet endroit. Corollairement, l’idée de l’accès à des plages à Barcelone n’était plus une utopie ; le projet d’autoroute prenait corps. La voirie, initialement complétement enterrée, comporte des séquences souterraines, semi-enterrées et aériennes : la relation avec le Montijuich par le Mol de la Fusta -déjà revisité par les techniciens- était réalisée avec le principe fort de ne pas rompre de manière irréversible « la capacité de communication entre ceux qui conduisent et ceux qui habitent en ville. »

Ces différents équipements impliquaient nécessairement et de façon totalement cohérente la construction d’habitations et de logements dans une zone délaissée, mal équipée, en voie de marginalisation. L’ambition était clairement affichée de ne pas isoler cet espace nouveau du reste de la ville, illustrant ainsi une principe fondamental exprimé par Bohigas : « retrouver une forme de centralité dans les espaces périphériques ;.. centraliser n’est pas une obsession esthétique, c’est simplement une formulation concrète et ordonnée de l’espace urbain, c’est la manière la plus directe d’obtenir une identification sociale… » Ce quartier, à la fois sur le plan symbolique et fonctionnel, est « un petit morceau de ville avec une ambiance typique » du centre de Barcelone. Même si les dimensions sont un peu déformées, les références au “bloc” de Cerdà sont clairement identifiables : même si des îlots sont occupés avec plus ou moins de bonheur par de petites tours, des patios, traversés par des passages sous les immeubles, la continuité est assurée. On la retrouve dans le traitement de certains espaces publics et celui parfois étonnant de l’avenue d’Icare.

Des critiques, cependant, ont été exprimées sur cette architecture hétérogène, dite de “catalogue” ; l’artifice inutile n’est pas exclu de ces différents immeubles, les réussites sont inégales et la justification des différences ne peut pas être légitimée par le mot de Bofill : « Barcelone est la capitale mondiale de l’éclectisme architectural ». Toutefois, la réinvention d’un quartier d’une grande ville, ouvert sur la mer, est acquise, ce qui semble confirmer que l’irréversibilité en urbanisme ne serait que mystification. Marseille pourra elle s’inspirer du modèle barcelonais ? Aujourd’hui, ce quartier de Barcelone, ô combien emblématique des stratégies d’urbanisme de la ville, se poursuit vers le nord, le long de la mer avec l’aménagement des plages de la Catalana, du quartier de la Catalana à Saint Adrià de Besos, de la reconversion de plusieurs secteurs industriels de Campsa, de Badalona, de la Vidriera…

Après trente-cinq ans de franquisme, qui ont marqué le coup d’arrêt à toute innovation et projet et qui ont contribué à dégrader le centre et à développer des quartiers de bidonvilles, c’est grâce à la mise au point d’une structure technique municipale très organisée (en dépit de la complexité des différents pouvoirs) qu’un véritable projet (et non un plan) a été élaboré, projet urbain qui s’inscrit sur la ville entière. Bohigas, l’initiateur de cette politique, refuse de laisser “des morceaux de ville” isolés sans rapport avec le reste de la cité ; la notion d’espaces publics est valorisée. La très forte exigence de démocratie, le dialogue permanent entre les différents acteurs sur un projet, l’absence de luttes institutionnelles entre les différents pouvoirs territoriaux, et, au contraire, la coopération favorisée, la conscience forte de la notion d’échelle et notamment d’échelle intermédiaire (1/200 au 1/1000) qui permet de travailler au mieux avec la population sont quelques ingrédients de la réussite du projet global de la ville.

Jean-Pierre COURTIAU
Ministère de la Culture

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