L’abbaye aux Dames de Saintes, un univers autonome ?

La cour de l’abbaye aux Dames. © Sébastien Laval
La cour de l’abbaye aux Dames. © Sébastien Laval

La présence d’un vaste ensemble bâti, en général fermé, en pleine ville est toujours une équation urbaine difficile à résoudre. La caserne, l’hôpital, l’abbaye, constituent des enclaves au sens propre du terme, c’est à dire des périmètres pratiquement étanches au sein desquels les tracés régulateurs de la ville sont effacés au profit de principes autonomes qui s’y surimposent.

Ainsi, autant la caserne que l’hôpital, le collège que l’abbaye, sont-ils gérés sous le régime d’une règle globale quasi coercitive, allant de la notion de l’effacement individuel au profit du collectif avec une symbolique architecturale quasi régalienne. On pourrait rajouter la friche industrielle ou l’abattoir dans ce registre tant la logique fonctionnelle et productive y est forte et impose sa marque dans l’espace. L’abbaye aux Dames de Saintes, comme toutes les autres, porte cette empreinte mais a été, au fil du temps et des destructions, partiellement diluée dans l’urbain.

Vue sur la ville de Saintes, depuis le clocher de l’église abbatiale. © Carole Fouque

Une échelle hors norme, de « grands lieux »

Sous un aspect quantitatif, toutes ces grandes enclaves ont un potentiel considérable en termes de surfaces au sol occupées et de surfaces habitables. Cette quotité foncière potentielle est un réservoir de profits possibles aujourd’hui fort convoité.

L’église abbatiale et une partie des bâtiments conventuels. © Carole Fouque

Par ailleurs, ces monuments ont des échelles comparables à celles d’îlots urbains entiers, voire de quartiers. Ceci nécessite d’autres outillages conceptuels, méthodologiques ou techniques que ceux qui s’appliquent à l’architecture. Le projet de développement de l’abbaye aux Dames de Saintes s’affirme précisément comme une réappropriation de son périmètre urbain, en faisant jouer tous ses espaces extérieurs périphériques et non seulement ses espaces intérieurs.

Et un filtre urbain progressif

© Sébastien Laval

Le paradoxe formel de l’abbaye au sein d’une ville est qu’en général elle n’est pas dans une relation d’étanchéité pure, mais de porosité maîtrisée. Dans ce sens, très souvent, on ne la contourne pas, mais on la traverse. Cette configuration est quasi constitutive de l’abbaye, et la gradation de ses espaces la porte à ce séquençage des régimes d’accès : du frôlement urbain extérieur, à la traverse, puis à l’introduction dans les différents espaces dont l’abbatiale (publique), le cloître, les jardins, la salle capitulaire, le réfectoire, puis les cellules.
Dans le cas de l’abbaye aux Dames de Saintes, et bien qu’en centre ville, sa position urbaine est plus celle d’une articulation que d’une inclusion. Nous sommes en effet en charnière entre le centre et la périphérie au point que les deux entrées principales du site connectent deux quartiers très dissemblables.

Au final, une identité réactualisée et recomposable dans l’identité urbaine

L’abbaye en tant que monument normé, dispose de caractères génériques et de caractères spécifiques. Discerner le spécifique au sein du générique est l’une des plus grandes difficultés d’un projet de développement dans un monument historique, dont la pierre d’angle est le choix d’un axe de réemploi pertinent.

À Saintes, la “cité musicale”, la musique est omniprésente et plus encore depuis Musicaventure, inaugurée à l’été 2016. © Sébastien Laval.

Car ce réusage doit participer d’une identité patrimoniale initiale réaffirmée et non se plaquer sur elle. Pour l’abbaye aux Dames de Saintes, le principe était de s’appuyer sur ses caractères propres de lieu urbain ouvert, sur son acoustique parfois atypique, sur ses espaces intérieurs infiniment variés et sa verticalité, sur ses extérieurs dissemblables voire disparates, pour y développer un projet de développement ouvert et fécond. Et c’est l’aventure de l’interprétation musicale et la sensorialité acoustique hors norme de l’expéreince proposée aux visiteurs qui est le vecteur de l’interprétation du monument lui même.
Mais le pari n’est pas réussi tant que le mode d’usage du site n’opère pas une féconde contamination identitaire, au minimum sur le quartier, voire sur la ville elle même qui, dans bien des cas, fonde souvent sa notoriété par le fait qu’elle accueille non seulement le « grand lieu » en question, mais aussi son activité contemporaine fortement rayonnante. A Saintes, cette partition est jouée à l’unisson par les collectivités qui la soutiennent fortement. C’est une condition indispensable.

La société face à la recomposition de son capital bâti

Dans l’équation de la revalorisation du patrimoine bâti, la question de la recomposition des identités et des individualités architecturales préexistantes (le déjà là) est une complication que peu de collectivités savent ou souhaitent gérer. Il y faut une forte volonté collective et des incitations extérieures déterminées pour permettre de boucler le projet stratégique de réemploi d’un grand lieu en fonction d’un bénéfice culturel, identitaire, social, urbain partagé.

L’abbaye aux Dames, lieu patrimonial et religieux, devenu lieu convivial et culturel. © Sébastien Laval

De grandes erreurs ont été commises sur certains territoires qui n’ont perçu aucune de ces finesses et ont consdéré les friches comme de simples opportunités foncières. On pense aux usines textiles de Troyes transformées en magasins d’usine ou en supermarchés, niant ainsi l’extraordinaire matière mémorielle, identitaire et humaine qu’elles véhiculaient. Parfois, la destruction du patrimoine industriel est irrémédiable, comme pour les usines Renault de l’Ile Seguin, les chantiers navals de La Seyne sur mer, les usines SMN de Cæn et bien d’autres.
Mais on doit également regarder les grandes réussites : le Lieu Unique de Nantes, le 104, le Chanel de Calais, la Friche de la Belle de Mai…
On comprend que l’opportunité de la présence d’un grand lieu au sein d’une ville est à la fois une chance et une contrainte, et dans tous les cas un défi collectif.

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