Ville Évrard : utopie pour une étude de la folie

Coursive reliant la chapelle à l’un des pavillons d’axe . © Saadia Tamelikecht
Coursive reliant la chapelle à l’un des pavillons d’axe . © Saadia Tamelikecht

Il faut se figurer le vieux monde, celui des vieux siècles, celui de la « folie à l’âge classique », considérée au mieux comme une curiosité de cabinet, scorie d’un sacré imparfait. S’abat sur ce millénaire, l’orage de la Révolution française, épicentre d’un séisme humanitaire européen. Puis, sous un ciel nouveau, les Lumières irradient de nouvelles philosophies et de nouvelles sciences, un monde nouveau épris de philanthropie, au sein duquel la folie ne sera plus intouchable, jamais.

Jardin d’entrée. © Saadia Tamelikecht

Le XVIIIe siècle s’était refermé sur l’excellence des techniques et l’épuisement des styles. Le XIXe siècle inaugure une ère d’ingénierie, industrielle et industrieuse. Tout, alors, se réfléchit, s’organise, plus que ne se pense. Le XIXe siècle découvre les énergies, le moteur. Le vieux monde s’ébroue alors dans un formidable élan d’aventure et de découverte qui le pousse vers l’inconnu. Dans ce XIXe siècle, on ne crée plus, on invente, des machines pourvoyeuses d’aménités inédites.
Cette ingénierie fait aussi le siège de l’imaginaire des architectes où subsistent les grandes règles de l’Art classique. Certains consentent à contribuer sobrement au fonctionnalisme dans un style épuré jusqu’au dépouillement parfois, conservant dans leur inspiration, la dimension monumentale d’un Ledoux.

Coursive côté nord de la chapelle. © Saadia Tamelikecht

Au loin, le paysage s’installe en toile de fond d’une ville qui se cherche de nouveaux horizons, qui s’écrit en perspectives, axes, vues sur la « campagne », dotée des vertus nouvelles de l’hygiénisme.
Dans ce contexte, Parchappe de Vinay, praticien de médecine psychiatrique, conduit dans les années 1810-1830 une brillante et audacieuse exploration scientifique de la folie. Suivie du rapport fondateur de Jean-Etienne Esquirol, elle conduira à la loi de 1838 qui prescrit d’ambitieux programmes de soins inspirés de bienveillance : dans ce siècle, encore, qui a abandonné la « noblesse d’épée » et où tout devient « général », les autorités commandent au moins un asile d’aliénés dans chaque département.
L’architecte Paul-Eugène Lequeux remportera le concours de Ville Évrard en 1863. Parmi les trois établissements du Conseil Général de la Seine, celui-ci s’installe dans la « campagne ». Destiné aussi aux aliénés indigents, il est accessible par le train et le tramway.
Les textes d’Esquirol sont tellement prescripteurs que l’architecture y apparaît presque comme « una cosa mentale ».
Sur un « grand terrain exposé au levant, un peu élevé, dont le sol est à l’abri de l’humidité, et néanmoins pourvu d’une eau vive et abondante », Lequeux compose « un hospice […] ressemblant à un village, dont les rues, les places, les promenades offrent aux aliénés des espaces plus variés, plus étendus pour se livrer à l’exercice si nécessaire à leur état ».

Façade nord de la chapelle et ses coursives. © Saadia Tamelikecht

De part et d’autre d’un axe central occupé par les bâtiments administratifs, la chapelle, les services généraux et les bains, se répartissent les « quartiers » des hommes et des femmes. À l’opposé du panoptisme à l’anglaise, les aliénistes français contingentent les troubles afin de mieux accompagner les patients au long d’un parcours de soins adaptés qui se déploient en pavillons, de plus en plus ouverts à l’époque de Ville Évrard. Les espaces ne convergent donc pas vers un centre de surveillance, mais au contraire, s’ouvrent largement sur la campagne par des vues, des préaux, des sauts de loup. À l’image des grands projets urbains ou des lotissements de villégiature, le rôle du grand paysage est prépondérant dans le plan esquirolien : « la vue des grilles attriste l’imagination et les aliénés ne sont point exempts de cette impression. Elle tend d’ailleurs à ramener incessamment leur esprit sur l’idée de leur séquestration ; ce qu’il est bon d’éviter ».

Cours d’un pavillon. © Saadia Tamelikecht

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le souci d’épargner aux aliénés leur souffrance se traduit par un attachement à leur procurer un cadre de vie de qualité, loin des conditions de vie inhumaines que le vieux monde leur avait assignées. Poussé dans cette ambition par des résultats rapidement encourageants, l’établissement de Ville Évrard va connaître plusieurs extensions et ajouts. Maison Blanche viendra même compléter le dispositif au nord de la route nationale, pour une population de femmes éloignées de l’indigence. Ces travaux se déclineront toujours sur le mode de la ville ouverte sur la campagne.
Les modalités de traitement des maladies mentales évolueront au cours du XXe siècle dans des directions motivées par la psychanalyse et les progrès plus techniques des autres médecines. Mais l’établissement de Ville Évrard demeure aujourd’hui à l’avant-garde des progrès en la matière, incluant la pratique artistique dans ses programmes d’activité ou de soin, avec un rayonnement sur le plan européen.
Aujourd’hui, donc, le long de la RN34, sur la commune de Neuilly-sur-Marne, au sein du domaine que le Sieur Évrard avait établi au XIe siècle, la ville un temps encore s’échappe. Plus de front bâti, plus de panneau indicateur, mais une large voie bordée d’un rideau d’arbres alignés le long d’une clôture de jardin privé, derrière laquelle s’ébouriffe une végétation plus libre. La banlieue, à cet endroit, fait encore place à l’utopie.
L’ensemble a été inscrit monument historique par arrêté du 9 octobre 1996. Les multiples plaidoyers dès les années 1980, de Jean-Michel Leniaud pour défendre la protection des établissements d’architecture asilaire du XIXe siècle, aura sensiblement contribué à l’inscription de Ville Évrard, appuyé en cela par les travaux du service du patrimoine du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis.
Une gare du grand Paris Express venant s’implanter en 2025 à l’entrée du site de Maison Blanche, la ZAC du même nom viendra inverser les rôles de chacun dans cette scénographie urbaine. Sans aller jusqu’à établir un front bâti au nord de la RN34, la nécessaire densification urbaine de Maison Blanche devrait offrir des fenêtres paysagères sur le site de Ville Évrard, et avoir pour toile de fond la vallée de la Marne…

Sources biblio

  1. Dictionnaire par noms d’architectes des constructions élevées à Paris aux XIXe et XXe siècles
    Auteurs : Anne DUGAST et Isabelle PARIZET
    Éditeur : Comité historique de la ville de Paris
    2007
  2. Bulletin de l’Association François-Xavier DOUZELOT, avril 1989
  3. Un champ d’application du rationalisme architectural : les asiles d’aliénés dans la première moitié du XIXe siècle.
    Jean-Michel LENIAUD
    in L’Information psychiatrique - vol. 56 - N° 6 - Juillet 1980
  4. Architecture psychiatrique et patrimoine monumental
    Jean-Michel LENIAUD
    In Soins psychiatriques - N° 142/143 - Août/Septembre 1992
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